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—  Pourquoi elle, n'est-ce pas ? Pourquoi cette sadique de Renée Dubreuil...

Il opina du chef et demanda :

—  Pourquoi vouloir d'un seul coup devenir une espèce de justicier, lui qui ne s'attaquait jusqu'à présent qu'à des gens « normaux », sans soucis particuliers ?

—  En quatre ans, beaucoup de choses peuvent changer... Ses pulsions peuvent évoluer suivant sa maturité, ses fantasmes, son quotidien ou simplement son entourage. Moi, ce que je ne comprends pas, c'est comment un tueur en série peut brusquement s'interrompre et reprendre si longtemps après. C'est extrêmement rare. Et en général, il y a une bonne raison.

—   De quel genre ?

—  Quelque chose qui les empêche de tuer. L'emprisonnement, des troubles psychologiques, un grave accident... Ou alors, c'est qu'ils ont tué ailleurs, d'une autre manière Autre pays, autre mode opératoire. Mais hormis ces cas marginaux, ils ne se mettent jamais si longtemps en veille... Quatre années, vous imaginez ?

—   Soit. Mais s'il s'agit vraiment du Professeur, nous traquons un tueur sans mobile apparent, sans type prédéfini de victime, et qui frappe dans une région différente à chaque fois. Un suspect zéro par excellence.

Lucie secoua la tête négativement.

—  Je ne crois pas au suspect zéro. Même si on ne peut pas la voir, si elle est très difficile à deviner, il y a toujours une motivation présente, derrière ses actes, derrière son modus operandi.

—  Tu me fais rire ! Dans ce cas, trouve-la, cette motivation ! T'as le champ libre ! Mais n'oublie pas que les collègues se cassent les dents là-dessus depuis le début !

Lucie plaqua sa main sur son front. Une douleur, quelque part dans la tête.

—   OK ! Allez, disparais ! On te raccompagne !

—          Une dernière chose... murmura-t-elle en se massant le crâne. Sur la feuille... Le problème qu'il lui a posé... Je n'ai pas eu le temps de bien regarder.

—         Un truc pas trop compliqué, mais vu son âge et son QI, suffisant pour la piéger. « Un nautile, avec sa coquille, pèse 200 g. Le nautile pèse 100 g de plus que la coquille. Combien pèse le nautile ? »

—  C'est pourtant évident... 100 g... Non ?

—          C'est ce qu'elle avait répondu sur l'ardoise... Et comme elle, tu serais morte...

Lucie ne chercha pas à comprendre. Elle n'en pouvait plus.

—          Bon, je rentre. Mais appelez-moi pour l'autopsie. Je veux y assister...

—         Tu veux toujours assister aux autopsies. C'est une distraction pour toi, ou quoi ?

—         Laissez tomber commandant... Je vais me coucher...

16.

Un cauchemar de boue, de sang et de sueur.

—   Mon Dieu ! s'écria Anthony, les yeux exorbités.

Il s'éjecta du fauteuil. Lucie ferma la porte.

—          Ça va, fit-elle, ne me regarde pas comme ça. Une nuit un peu agitée, pas de quoi fouetter un chat.

Elle bâilla à s'en décrocher la mâchoire. L'étudiant se faufila sur le côté, attrapa son blouson et se dirigea vers la porte, sans plus lui accorder le moindre regard.

—   Anthony ?

Il se retourna. Pouvait-elle voir qu'il tremblait ?

—         J'ai... J'ai cours dans... dans à peine une heure, s'excusa-t-il, la main sur la poignée. Faut... absolument que j'y aille. Désolé...

—          Mais attends, je vais te payer... Dis-moi au moins si ça s'est bien passé !

—          Tout s'est très bien passé. Elles ne se sont pas réveillées, je me suis même demandé si elles n'étaient pas mortes... Pour l'argent, on verra ça une autre fois.

Et il disparut si vite que Lucie n'eut même pas le temps de le remercier. Drôle de mec.

La jeune femme, exténuée, aurait volontiers plongé directement sous ses draps, mais restaient deux choses

à régler. Primo, une douche d'enfer. Secundo, les jumelles. On était mercredi, pas d'école. 7 h 30. Maud devait déjà être réveillée depuis longtemps. Lucie l'appela et lui demanda si elle pouvait venir chercher les petites à l'appartement. Par bonheur, elle accepta. Un trésor, cette nounou.

La douche. Le contact de l'eau chaude sur sa peau. Elle souffla longuement, apaisée... avant de se mettre à éternuer. Si elle n'attrapait pas un rhume, c'était à n'y rien comprendre. Peu à peu, des nuages de vapeur autour d'elle... Elle remonta ses doigts sur l'arrière de son crâne. Sa cicatrice... Elle ne put s'empêcher de repenser aux scarifications, à Manon.

Les cheveux noués dans une serviette, Lucie fit quelques gestes pour s'étirer et grimaça de douleur. Sa jambe. Bilan de la nuit ? Bosse sur la tête, mollet enflammé, suture à l'arcade sourcilière. Le cap de la trentaine n'était pas seulement symbolique. Elle vieillissait, la vieille ! Sans oublier ces blessures aux doigts. Quatre lettres qui pouvaient se déverser dans son organisme avec la violence d'un cauchemar.

Elle eut soudain très froid. Et si sa vie dépendait subitement du résultat d'une analyse sanguine ? Et si on lui annonçait que...

Trop d'interrogations. Manon... Son enlèvement... Tous ces mystères autour de la mémoire... Le Professeur. ..

Elle se força à chasser ce brouillard de son esprit. Pour le moment, il y avait une autre priorité. Réveiller les petites. Redécouvrir leurs yeux, étoiles de bonheur infini. C'est dans les choses les plus simples que l'existence reprend un sens. Longuement, dans le canapé, elles s'échangèrent leur chaleur, leur tendresse, dans un câlin plein d'amour. Elles formaient une vraie famille, même sans homme. Qui en avait besoin, ici ? Pourquoi encore souffrir ?

—  Tu t'es fait bobo maman ?

Juliette. La plus réactive. À cent pour cent à peine l'œil ouvert. Portrait craché de sa mère. Clara, elle, s'étirait lentement. Une chrysalide fragile.

—     Maman s'est cognée, répondit Lucie en tentant de cacher son trouble.

Juliette repoussa sa sœur pour se coller contre sa mère.

—  Juliette ! Je ne veux pas que tu pousses ta sœur !

Lucie l'empoigna. Elle se rappela la remarque de

Manon, dans la Ford, à propos de la jumelle dominante.

—  Ne recommence plus jamais ça, d'accord ?

Juliette se replia sur le côté. Elle connaissait sur le

bout des fesses les colères foudroyantes de sa mère. Mieux valait ne pas insister.

Lucie les enlaça toutes les deux et embrassa Clara sur la bouche. Elle aurait tant aimé pouvoir être plus présente auprès d'elles, les voir grandir sous son aile protectrice. Mais avait-elle vraiment le choix ? Il fallait bien remplir les estomacs. Flic... Son métier, sa vie. Elle ne savait rien faire d'autre. Elle avait quitté les études et le foyer familial si jeune pour plonger dans cet univers de mecs et de sang...

La jeune mère usa ses dernières forces à leur verser leur lait chocolaté, les laver, les habiller, nouer leurs chaussures, préparer leur sac, y glisser leur doudou, leurs chaussons, des bonbons, des briquettes de jus d'orange et de compote. Des gestes tendres qu'elle répétait chaque jour avec simplicité.

Un dernier gros bisou, avant que la nourrice arrive et les embarque, sans traîner. Toujours une déchirure de les voir s'éloigner ainsi, leur petit sac au dos. Juliette devant, Clara derrière. Un jour, elles s'envoleraient pour de bon, comme leur père biologique l'avait fait. Et il serait trop tard pour rattraper tout ce temps perdu.

Elle s'effondra dans son lit, après avoir réglé son réveil sur 11 heures. Sa première nuit blanche depuis longtemps. Et quelle nuit ! Les allers-retours entre chez elle, la résidence, le CHR, Raismes, Hem, Roeux... Combien de kilomètres en une soirée ? Trois cents ? Sous la tempête, à escalader, déraper, recevoir des coups, dont un par Manon en personne. Manon... Son handicap était tellement difficile à appréhender. À admettre, même. Dire que quand elle se réveillerait, tout repartirait de zéro, Et toujours la même solitude, le même vide effrayant. Ne pas connaître la date du jour, ce qu'il s'est passé la veille, ce qu'il se passera le lendemain. Y avait-il la guerre, quelque part ? Des gens mouraient-ils encore de faim ? Ne pas savoir de quels événements se gonflait l'Histoire, depuis que son histoire à elle s'était arrêtée... D'un geste mécanique, Manon ouvrirait son N-Tech, observerait les photos - celles de Lucie, de la maison hantée, des décimales de n -, écouterait les enregistrements et lirait ses notes. Qu'en résulterait-il ? L'impression d'avoir écouté une histoire ? Un apprentissage d'événements bruts sans liens entre eux, sans référents ? Un « Berlin est la capitale de l'Allemagne » ?