Выбрать главу

Lucie n'abandonnerait pas Manon, elle l'avait promis.

Dans une mélodie reposante, la pluie frappait contre le volet roulant. Les mains croisées sur la poitrine, elle respira lentement. Impossible de s'endormir.

Bien plus tard, sous ses paupières, se mirent à défiler des images, des flashes à la puissance destructrice. Des successions de chiffres. Des éclats de scalpel. Un crâne parsemé d'îlots de peau croûteuse. Dans ses oreilles, le crissement d'une craie sur une ardoise. Des pleurs, les siens. Odeurs bizarres. Cellules en nid- d'abeilles. Horreurs, aux portes de son inconscient. Cadavres, sang, morgue. Des ténèbres, rien que des ténèbres... Si seulement la cicatrice sous sa chevelure, comme les vieilles entailles sur ses mains, pouvaient disparaître...

Elle releva la tête, le front trempé, l'oreiller humide. À gauche, la petite armoire aux vitres teintées. Son contenu. L'origine de toute sa souffrance. Et de son incapacité à accepter le pire. Elle se détestait pour ça. Savoir analyser les autres, sans se comprendre soi- même. Peut-être pour cette raison qu'elle avait voulu devenir flic. Une fierté pour ses parents, pour elle un exutoire. Refouler les attaques insidieuses de l'esprit, par la violence de l'arme.

Enfin, cette fois, le sommeil fut plus fort que tout. Et, tandis qu'elle sombrait, ce mot, ce simple mot qu'elle traînait dans sa chair depuis si longtemps, qui avait changé sa perception du monde, pourri son adolescence, explosa une dernière fois sous son crâne. Ce mot, apparu comme un couperet au détour d'une chambre d'hôpital, à l'aube de ses seize ans. Douze lettres qui se matérialisaient aujourd'hui dans cette armoire aux vitres opaques.

Cannibalisme.

17.

Manon se relaxait dans son bain brûlant, les yeux mi-clos, la nuque posée sur une serviette en éponge légèrement humide et parfumée au monoï. Au-dessus de la baignoire hydromassante, une horloge indiquait l'heure, le jour, le mois, l'année. 10 h 25, le mercredi 25 avril 2007. Posé sur le rebord du lavabo en marbre, entre les savons, les crèmes et les huiles essentielles, le N-Tech récitait en boucle les diverses conversations de la nuit.

Des propos effrayants. Inimaginables.

Une histoire d'enlèvement, son propre enlèvement, raconté par un lieutenant de police aux boucles blondes, Lucie Henebelle.

Le regard grave, Manon considéra une nouvelle fois ses poignets, ses chevilles contusionnées, le pansement sur sa main. Le dernier enregistrement, un long monologue qu'elle venait de prononcer dans le salon - elle y avait cité l'heure et le lieu -, précisait qu'une enquête venait d'être déclenchée. Des dizaines de policiers sur le coup, avec un but commun : traquer le Professeur, revenu d'entre les morts. Après quatre ans de silence, il se réveillait enfin. Manon savait qu'elle attendait ce moment depuis longtemps, même si la conscience des jours qui s'égrènent lui échappait et que son « hier » à elle remontait à trois ans. Ce cambriolage dont elle n'avait aucun souvenir...

Lentement, les muscles relâchés, elle promena un gant de crin entre ses seins, puis sur son bassin barré de meurtrissures. Deux phrases qu'elle avait apprises par cœur, écrites en miroir : « Rejoins les fous, proche des Moines » et « Trouver la tombe d »... Pourquoi de telles inscriptions ? De quelle tombe s'agissait-il ? Quel secret cachaient ces cicatrices ?

L'enregistrement audio parla de Raismes. De l'abri de chasseurs. D'une fuite dans l'orage.

Comment avait-elle pu se retrouver en forêt, à cinquante kilomètres de Lille, sans son N-Tech ? Alors qu'elle ne s'en séparait jamais ? Ce malade était-il venu l'enlever chez elle ?

Elle observa autour d'elle, soudain mal à l'aise. Seule dans sa baignoire... Personne pour la défendre. N'importe qui pouvait pénétrer chez elle... lui faire du mal et repartir...

Elle se sentait si vulnérable... Avait-elle déjà croisé son ravisseur ? Rôdait-il tous les jours autour d'elle ? L'avait-il déjà touchée ? Elle donna un coup de poing furieux sur la surface de l'eau. Elle savait qu'elle ne saurait jamais.

Elle se détendit peu à peu. La succession des enregistrements audio, le calme, dans cette pièce où des enceintes intégrées dans les cloisons diffusaient des chants de canaris, lui permirent de se concentrer. Elle procéda à une esquisse mentale de sa nuit. L'aire visuelle de son cerveau se créa ses propres représentations spatiales, un peu à la façon d'un film qu'on imagine juste en l'écoutant, sans le voir. Ou de personnages que l'on bâtit selon ses propres envies, au fil des pages d'un roman.

Son kidnapping. Son errance dans Lille. Lucie Henebelle.

Lucie Henebelle... Un nom aux consonances familières. Éveillant comme un écho dans sa mémoire lointaine. Sa mémoire lointaine ? Non, impossible. Elle ne connaissait pas cette femme. Elle ne l'avait jamais connue.

Elle s'immergea plus profondément dans la baignoire, la bouche au ras de l'eau. Elle savait qu'à force d'écoute et de répétition, le ciment prendrait, cette fresque se fixerait dans sa mémoire épisodique. Elle se souviendrait des éléments essentiels de cette nuit-là. Mais une question la taraudait : ce passé synthétique dont elle se souviendrait était-il fidèle ou éloigné de la réalité ? Sans compter que le temps et les efforts qu'il lui faudrait pour apprendre tout cela la rendraient incapable d'intégrer d'autres événements, comme l'actualité, ses activités du jour, le déroulement « normal » de sa vie, tout simplement. Son existence se dessinait uniquement sur des choix ou des priorités.

Avait-elle vécu des périodes d'allégresse ? De douleur ? Certaines de ses amies « d'avant », Laurence, Corinne, s'étaient-elles mariées ? Était-elle allée leur rendre visite ? Était-elle encore seulement en contact avec elles ? Et les décès, les naissances, les baptêmes ? Tous ces détails traînaient sans doute dans un coin de son N-Tech, de son ordinateur, s'affichaient sur ses murs ou se cachaient dans des tiroirs. Peut-être même disposait-elle de photos, d'enregistrements, qu'elle n'avait pas eu le courage de mémoriser. Il y avait tant à assimiler, chaque jour, et si peu de temps pour le faire. Elle perdait tout. Même les mathématiques, sa chair spirituelle, s'effaçaient en partie de sa tête. Elle qui avait toujours aimé apprendre, rester cloisonnée à étudier... Transformée de Fourier, équation de Schrôdinger, théorie des grands nombres... Aujourd'hui elle n'était même pas fichue de connaître le jour de l'année. La cause ? Quelques neurones défaillants, dans un cerveau composé de milliards de connexions...

« Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage », récita le N-Tech. L'énigme abandonnée dans la maison hantée de Hem. Manon lâcha son gant. Comme toujours avec le Professeur, il devait y avoir une indication dans la phrase elle-même. Un indice, une piste à suivre. Un truc balèze, genre anagramme ou rébus. « Si tu m l'r »... Remplacer un « r » par un « m » ? Elle se promit d'en venir à bout. « Grâce » à son amnésie, elle pouvait s'acharner à la besogne, réaliser une infinité de fois la même action sans jamais se lasser.