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Traquer. Toujours traquer. Ne jamais s'arrêter. Sa raison de vivre.

L'eau était devenue froide. 10 h 50. Combien de temps était-elle restée dans la baignoire ? Elle secoua la tête. Rien à enregistrer dans son N-Tech, pas de trouvaille extraordinaire durant ce moment de tranquillité. Bientôt, elle aurait oublié ce bain, et tout ce qu'elle venait de se dire. Un nouveau pan de son existence qui se volatiliserait.

Elle se rinça sous le jet, sortit, et cocha dans son organiseur qu'elle venait de faire sa toilette.

En face d'elle, des piles de vêtements. Manon préparait toujours ses habits le dimanche soir, et les glissait dans de petits casiers sur lesquels étaient indiqués les jours de la semaine. Un système de rotation, basé sur des étiquettes portant un descriptif des tenues qu'elle adaptait ensuite en fonction de la météo, lui permettait de varier son aspect vestimentaire. Ne pas enfiler, tous les mardis, la même robe bleue avec le même chemisier blanc. Et ainsi éviter de ressembler à un automate.

Des papiers, des notes, des Post-it, des photos et des éphémérides, on en trouvait partout. Sur la machine à laver, les miroirs, dans ses poches, sur les murs, tables de chevet, armoires. Des horaires, des tâches à effectuer.

Quel jour était-on, déjà ? Elle regarda encore l'horloge. Mercredi... Le 25 avril. Quelle météo ? Un œil sur le baromètre. Orage. Humidité affolante. Dans le compartiment approprié, elle découvrit son tailleur beige, son chemisier blanc et ses escarpins Jimmy Choo. Une tenue sophistiquée... À quand remontait l'achat de ces habits ? Deux mois, six mois, un an ? Étaient-ils démodés ? Non, sûrement pas. Manon avait toujours aimé la coquetterie, même sur les bancs de Math sup, dans ces lieux sans âme où les filles ressemblent à des mecs à cheveux longs. Différente avant. Et différente aujourd'hui. Si différente...

Elle ajusta correctement son tailleur, admira sa taille fine dans la glace, de face, puis de profil. Elle se trouvait jolie. Faisait-elle des régimes ? Courait-elle encore aussi souvent et aussi rapidement qu'avant ? Se voyait-elle vieillir ? Impossible de le savoir, sauf à fouiller dans son N-Tech... Là où se déroulait le ruban de sa vie, heure par heure. Mais la question perdait alors toute sa spontanéité. Et elle en avait marre de fouiller. Toujours fouiller.

Elle se parfuma délicatement. Le flacon au verre sculpté se trouvait toujours à gauche, en troisième position après la brosse à cheveux et la crème antirides.

Se brosser les cheveux, se passer la crème antirides, se parfumer.

Vu sa tenue, elle devait avoir un rendez-vous, MemoryNode probablement. Elle avait sûrement déjà consulté son agenda pour vérifier son programme de la journée, mais si elle traînait encore ici, c'est qu'il ne devait pas y avoir d'urgence ce matin... De toute façon, le N-Tech biperait quand il faudrait. Il saurait lui « dire » ce qu'il fallait faire. Manger, nourrir le chien, sortir les poubelles ou aller chercher le courrier.

Scotchée sur la porte de la salle de bains, une liste plastifiée de vérifications à accomplir :

« 1. TOUTE cette liste a-t-elle bien été dressée avec TON écriture ?

2.  As-tu vidé l'eau, rincé la baignoire ?

3.  As-tu débranché tous les appareils électriques ?

4.           Es-tu correctement habillée, coiffée, parfumée ? Regarde-toi une dernière fois dans le miroir.

5.  Ton N-Tech, à ta ceinture...

6.  Tu peux sortir. Et bonne journée ! »

« Merci », se répondit-elle après un contrôle scrupuleux de chaque point.

Elle sursauta en entrant dans le salon. Frédéric apparut derrière elle, la chemise froissée, les yeux rouges et les veines saillantes. Myrthe, le labrador de Manon à l'épais pelage sable, vint se frotter contre lui.

—          Frédéric ? Bon sang, que fais-tu là ? J'ai horreur quand tu rentres sans prévenir !

—          Tu me l'as déjà dit avant d'aller prendre ton bain... Mais je te signale que c'est toi qui m'as laissé entrer...

Il bâilla, avant de continuer :

—          Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, avec ce qu'il t'est arrivé...

—   Qu'est-ce que tu veux dire ?

Il soupira et caressa le labrador. Se taire ou parler ? Après tout, cela revenait au même.

—  L'enlèvement, le Professeur, la police...

Ces mots-clés - des amorces - activèrent chez Manon l'ensemble de ses souvenirs, encore fragiles. Elle perçut une ébauche très floue, en pointillé, de sa nuit. Comme un panneau routier que l'on distinguerait au loin, dans la brume, sans jamais pouvoir le lire.

Frédéric releva la tête et se plaqua les cheveux vers l'arrière.

—  Les flics m'ont interrogé. Sur toi, ton emploi du temps, tes connaissances. Ils... m'ont demandé de te convaincre de... me prêter ton N-Tech. Nous pensons que tu as été enlevée ici, chez nous. Ils sont convaincus que ton organiseur pourrait renfermer des informations intéressantes, sur les personnes que tu connais ou tes rencontres de ces derniers jours.

Manon se recula instinctivement. Derrière elle, un téléphone avec un calepin et un stylo à proximité, une vieille télévision sans lecteur de DVD, une pile de modes d'emploi - chaîne hi-fi, logiciels d'entraînement cérébral, jeu d'échecs électronique -, une bibliothèque où les livres laissaient place à des CD de musique. Schubert, Vivaldi, Fauré, des sonates, des symphonies, des requiem dont les sons la pénétraient bien au-delà de la chair.

—  Hors de question ! Ils n'en ont pas le droit ! Personne ne touche à mon N-Tech ! Ce serait comme... un viol !

—  Tu as raison, ils n'en ont pas le droit... Mais...

—  N'insiste pas !

Frédéric changea de sujet.

—  Tu devrais aller te coucher, tu n'as pas dormi de la nuit. Pas de MemoryNode ni de sortie aujourd'hui, d'accord ?

Manon se dirigea vers la cuisine sans répondre. Frédéric la suivit. Elle ouvrit le réfrigérateur. Fruits à gauche, légumes à droite, yaourts classés par date de péremption. Là aussi, des messages, des étiquettes, des compartiments, des horaires de repas. Hors de question de manger en permanence la même nourriture. Elle se servit un grand verre de jus d'orange, auquel elle rajouta du sucre, par réflexe. Le glucose, carburant de la mémoire... Puis elle avala un comprimé de vitamine C.

—  Non, je n'irai pas me coucher maintenant, et arrête de me dicter ma vie, d'accord ?

Elle regarda son emploi du temps de la journée dans son organiseur.

—  Rendez-vous avec un journaliste de La Voix du Nord à 15 heures pour Memory Node, puis ma sieste à Swynghedauw à 16 heures, ensuite on a le groupe de travail à 17 heures, avec le docteur Vandenbusche. Tu vois ? Comment veux-tu que je dorme ? Il faut que je progresse ! Nous avançons bien tu sais... Dis, tu sais ?

Frédéric écarta discrètement les rideaux et constata que la 306 blanche des deux plantons au bout de l'impasse n'avait pas bougé.

—  Tu te mets en danger en t'exposant comme ça ! Il t'a kidnappée, et il recommencera ! J'ai entendu ces conversations enregistrées ! Ces énigmes, ces décimales de 71, peintes... dans la maison hantée de Hem.

Il réfléchit quelques secondes.

—  Tu... Tu ne dois pas essayer de les apprendre, efface-les, tu te fais du mal pour rien ! On va soigner ta main. Laisse ces traces sur tes poignets disparaître, et... oublie ces horreurs... Je t'en prie !

Manon consulta de nouveau son N-Tech, les mots- clés, le résumé de sa nuit. Puis elle le posa devant elle, sur la table, après avoir verrouillé l'accès aux informations par un mot de passe.

—  Pourquoi tu le verrouilles toujours ? s'énerva Frédéric. Tu as confiance en moi, alors pourquoi tu le verrouilles ? Ces simagrées ne riment à rien !