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Elle éluda en partie la question.

—  Ce N-Tech, c'est ma vie. Tu comprends ? Si je perds son contenu, je perds tout. J'ai déjà réussi à retenir quelques éléments de ce qui s'est passé cette nuit, Frédéric. Pourquoi tu tiens tant à ce que je les oublie ?

Il leva les bras au ciel.

—  Mais pour te protéger, bon sang ! Comme je le fais depuis le début ! Pourquoi penses-tu que nous soyons venus ici, à Lille ? Pourquoi je t'aurais éloignée de maman, si ce n'est pour te mettre en sécurité et m'occuper de toi ? Tu crois traquer le Professeur, mais tu tournes en rond ! Comment veux-tu avancer avec ton amnésie ?

—  Arrête !

—  C'est cette campagne qui a ramené ce malade et provoqué ton rapt, j'en suis certain ! Ta photo, placardée dans toute la France ! Nous étions bien, ici, tous les deux... Comment veux-tu que je te protège à présent, avec toute cette publicité ?

—  Me protéger ? Tu ne comprends donc pas le but de tout ceci? Ce qui m'a poussée à... m'investir autant pour MemoryNode ?

—  Non. Qu'y a-t-il à comprendre ?

Le N-Tech sonna trois fois d'affilée, deux longues et une brève. Un dispositif simple, identique au morse, qu'elle avait mis en place : une action associée à chaque combinaison de sons. Et celle-ci signifiait : « Donner à manger à Myrthe. » Manon alla chercher des croquettes et les versa dans une gamelle, à l'intérieur de laquelle était indiqué, au marqueur : « 11 h 30 et 19 h 00 ». Le sac était presque vide. Dans sa liste de courses électronique, elle cocha la case « croquettes pour Myrthe ».

Puis elle se retourna, les poings serrés le long de son corps.

—  Ce qu'il y a à comprendre ? Tu veux que je te le dise ? Ce programme, cette exposition médiatique, je les ai souhaités plus que tout au monde. Et j'ai enfin obtenu ce que je désirais !

Frédéric bondit comme un chat.

—  C'est pas vrai ! Ne me dis pas que toute cette volonté que tu déploies pour progresser, c'est pour...

Manon se mit à crier :

—  Oui, je me suis exposée ! Parce que je veux le forcer à s'exposer lui aussi. Son retour ! Je veux son retour !

Frédéric la dévisageait, complètement ahuri. Il avait peine à réaliser à quel point Vandenbusche et lui- même s'étaient fait bluffer, comment Manon avait poursuivi pendant tout ce temps, malgré son handicap, un but complètement fou et suicidaire.

Il reprit enfin, criant plus fort encore que sa sœur :

—  Et tu crois que tu arriveras à l'affronter seule ? Mais c'est stupide ! Il t'a enlevée, il aurait pu te tuer !

D'un pas décidé, Manon sortit de la cuisine, traversa le salon, un long couloir, et se dirigea vers une lourde porte de métal, une porte blindée. Elle consulta son N-Tech, puis, la main sur un pavé numérique, elle tapa un code à quatre chiffres. Un bip, et la porte s'ouvrit.

Un bureau, une chaise, un ordinateur, quatre murs...

Quatre murs de béton, sans fenêtre, tapissés de feuilles blanches, vertes, orange, rouges, du sol au plafond. Une couleur suivant l'importance du fait. Un réseau complexe d'indications, l'étalement de toute une vie sur feuillets avec, en permanence, ce même souci : le temps. Une horloge au-dessus de la porte battait les secondes dans un tic-tac entêtant.

Sur le mur de gauche où l'on ne distinguait plus un centimètre carré de libre : le passé. Des espaces réservés aux faits de société, politiques, familiaux, professionnels. Le tsunami du 26 décembre 2004, les attentats du 7 juillet 2005 à Londres, George W. Bush président des États-Unis. On y lisait aussi la création, puis l'évolution du programme MemoryNode depuis 2005. Des noms, des adresses, des clichés enchevêtrés, des dates, des événements personnels. L'écriture de Manon, toujours. Parfois des mots en latin, émaillés de chiffres. Un moyen sommaire de crypter son texte, de le rendre incompréhensible pour les autres. Car, un an avant l'utilisation systématique du N-Tech, son amnésie la forçait à exposer par écrit certains éléments de son intimité. Problèmes médicaux, bilans neurologiques...

Sur la paroi opposée : le futur. Un axe horizontal, l'axe chronologique, la divisait en deux. Aujourd'hui, demain, cette semaine, la semaine prochaine, ce mois- ci, cette année. Des feuilles, qu'elle pouvait ôter et remplacer par d'autres comme les pièces d'un puzzle. Le seul moyen pour elle d'appréhender l'avenir. Par papiers interposés.

Le troisième mur concernait les mathématiques. Des formules, des équations, des chiffres, partout. Ne pas perdre les acquis, entraîner la mémoire procédurale, celle qui sait compter, calculer, jouer aux échecs ou nager. Également, dans l'angle, un coffre-fort à combinaison.

Quant au dernier pan, il était réservé au Professeur, avec des notes entièrement codées, des schémas, une carte de France percée de punaises, des photos des victimes. Parmi celles-ci, le cadavre de sa sœur.

Une méthode d'avant le N-Tech, fastidieuse, gourmande en espace, qu'elle continuait néanmoins à mettre à jour, sans réelle nécessité. Mais elle aimait cet endroit. L'occasion pour elle de se retrouver.

Sous le bureau, des cahiers entassés renfermaient des tranches de sa vie, à présent classées comme des dossiers administratifs. Son passé se résumait à des mots sur des pages blanches.

Manon alluma son PC. Elle synchronisa son N-Tech avec l'unité centrale de son ordinateur et recopia sur une feuille rouge la dernière énigme du Professeur : « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage ». Puis elle la punaisa à un endroit très précis, à l'extrémité droite de sa mémoire murale.

La jeune femme se retourna vers la porte restée ouverte. Frédéric.

—  Non ! N'entre pas ici ! lui dit-elle. C'est chez moi ! Dans ma tête ! J'ai besoin de réfléchir à ce qu'il m'est arrivé !

Frédéric pénétra quand même dans la pièce, l'air dépité.

—  Tu tiens vraiment à ce que je te mette dehors et que je m'enferme ! continua-t-elle.

—  Tu me dis cela à chaque fois... Ton univers, ce qu'il y a à l'intérieur de toi, et patati, et patata... Tu crois que je ne connais pas chacune de tes notes ? Chacun de ces bouts de papier ? Bon sang, Manon, je viens ici presque tous les jours ! Et je t'aide à tout organiser ! À préparer chacun de tes lendemains !

Manon se rongeait les ongles, sans l'écouter.

—          Le Professeur s'est enfin réveillé. Je sais que je peux trouver la faille. La raison des spirales.

—          Les spirales, ça recommence ! Mais elles ne t'ont jamais menée nulle part, tes spirales ! Pas plus que tes cicatrices ! Tu ne comprends pas que cette nuit, tu aurais pu y rester ! Qu'il rôde dans notre ville ! Que si tu ne te protèges pas, il peut te tuer quand il veut !

Elle se crispa.

—          Mais il ne l'a pas fait. Il ne m'a pas tuée. Pourquoi, je n'en sais rien. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il reviendra vers moi, et je l'attendrai ! Oui, je l'attendrai !

Frédéric s'avança vers elle, furieux.

—          Tu l'attendras? Mais sans ton N-Tech, tu n'es même pas capable de te rappeler ce que tu viens de manger ! N'importe qui peut te rouler dans la farine, et toi, tu prétends lutter contre un boucher qui a massacré sept personnes, et qui joue avec la police depuis quatre ans ?

Manon se prit la tête dans les mains. Plus rien n'existait autour d'elle.

—   Je détenais la solution, j'en suis persuadée...

Elle fit glisser son chemisier sur son épaule et

effleura le tatouage du coquillage.

—          La spirale du nautile, la tombe, les Moines... Tout est là, sur mon corps... Comme une carte au trésor...

—   Sauf qu'il ne s'agit pas d'un jeu, bordel !

Manon pianota sur le clavier de son ordinateur, puis

ajouta :

—          Les policiers sont enfin revenus sur le coup. Des policiers intègres. Des dizaines et des dizaines de policiers. Ils vont m'aider, je vais les aider. Cette...