Une photo s'afficha à l'écran.
—... Lucie Henebelle... C'est elle qu'il me fallait. Elle m'a promis. Oui, elle m'a promis. Crois-moi, cette fois, le Professeur ne nous échappera pas. Je vais le tuer pour ce qu'il a fait à Karine. De mes propres mains.
Frédéric arracha le N-Tech de son support. Il le leva au-dessus de lui, prêt à le fracasser.
— Vas-y, essaie, ricana Manon. Je sauvegarde régulièrement son contenu sur un serveur, protégé par mot de passe. On ne pourra pas m'effacer ni me trafiquer la mémoire ! Jamais !
Il reposa l'engin et sortit en arrachant violemment l'énigme du Professeur qu'elle venait de punaiser.
— Tout cela te tuera ! lui dit-il en se retournant. Je ne pourrai pas veiller sur toi indéfiniment !
Il rabattit la lourde porte de métal, qui se verrouilla automatiquement.
Une fois seule, Manon recopia de nouveau patiemment le message et retourna l'accrocher au même endroit sur le mur avec une punaise rouge. Elle s'assit ensuite par terre, au centre de la pièce, l'œil rivé sur les clichés des six précédentes victimes. François Duval... Julie Fernando... Caroline Turdent... Jean-Paul Grunfeld... Jacques Taillerand... Et sa sœur... Karine... Redécouvrir, perpétuellement, la violence des crimes. Tant de ténèbres nécessaires à entretenir le feu de sa rage.
Elle resta là, sans bouger, à écouter les enregistrements, à apprendre, face au visage de Lucie, sur l'ordinateur.
À midi, son N-Tech sonna. Elle s'en empara et consulta l'écran. Elle fronça les sourcils. Il ne s'agissait pas d'une tâche quotidienne à accomplir, mais d'une alarme programmée, dissimulée dans le système, et qui s'activait brusquement. Une information datant du 1er mars 2007. Saisie voilà presque deux mois. Deux mois ?
Manon entra son code. Un message apparut : « Va voir au-dessus de l'armoire de la chambre. Prends l'arme, et arrange-toi pour ne jamais t'en séparer. Jamais. »
Elle se leva, intriguée. Elle seule avait pu programmer ce message. Mais pourquoi le faire apparaître seulement maintenant ? Et pourquoi l'avoir dissimulé ?
Elle sortit de la pièce, se rendit dans sa chambre, grimpa sur une chaise et chercha à l'aveugle au-dessus de l'armoire.
Le contact du cuir, dans sa main. Une ceinture. Puis quelque chose de froid.
Elle le tenait. Son cœur battait jusque dans sa gorge.
Un Beretta 92S, calibre 9 mm Parabellum.
Manon descendit de sa chaise, toute tremblante.
Comment connaissait-elle tous ces détails sur l'arme ? Où avait-elle bien pu se la procurer ?
Elle sortit le pistolet de son holster et l'empoigna plus fermement. Numéro de série limé. Le contact de la crosse lui parut familier. Elle ferma l'œil, tendit le bras, arma puis désarma le chien d'un geste assuré. Il était chargé, quinze balles. Elle pouvait tirer, là, maintenant. Elle savait comment s'en servir. Elle qui n'avait jamais tenu d'arme de sa vie !
«Prends l'arme, et arrange-toi pour ne jamais t'en séparer. Jamais. »
Manon ôta la veste de son tailleur, son chemisier, et enfila le holster. Le Beretta vint se caler contre son flanc gauche.
Mon Dieu, pensa-t-elle en réajustant ses vêtements. Qui es-tu, Manon Moinet ?
18.
Lucie peinait à émerger. Douche, café, rien n'y fit. Seul le mot « autopsie », abandonné sur son répondeur, la secoua définitivement. 11 h 42, elle n'avait pas entendu la sonnerie du téléphone, catastrophe !
Elle plongea dans des vêtements propres - jean, teeshirt, pull à col roulé -, attrapa son Sig Sauer et rejoignit sa Ford d'un pas rapide. L'heure était à l'accalmie, mais l'orage avait fait de nombreux dégâts. Vitres éclatées, arbres déracinés, toitures arrachées. Quant au ciel, il gardait la couleur lugubre d'une aile de grive.
Elle passa un coup de fil à Maud, la nourrice, pour échanger quelques mots tendres avec ses petites. Leur dire que ce soir, elles joueraient ensemble après le travail. En raccrochant, elle ressentit un pincement au cœur.
Quatre heures à peine après s'être couchée, Lucie débarqua de nouveau dans les sous-sols de l'hôpital Roger Salengro. À l'institut médico-légal, cette fois. Un antre de catelles blanches, de bacs à déchets et d'acier inoxydable. Elle détestait venir ici. Même si quelque part au fond d'elle-même, très loin dans les replis de son cerveau, s'ouvrait à chaque fois une petite lucarne dans laquelle elle ne pouvait s'empêcher de s'engouffrer.
L'exploration des chairs avait largement commencé. Corps ouvert en Y, des épaules au pubis, crâne scié, organes exposés sur des balances ou sur des plateaux. La vieille Renée Dubreuil était devenue un coffre ouvert, qu'un cambrioleur au masque vert et aux gants de latex poudrés avait brusquement forcé. Et dévalisé.
Lucie fit un signe à Kashmareck et à Salvini, officier de police technique et scientifique. Elle reconnut sur-le-champ le jeune légiste, Luc Villard, qui lui tournait pourtant le dos. En revanche, le quatrième homme, habillé d'un pull camionneur remonté jusqu'au cou, au visage aussi sec et tendu qu'une toile de jute, ne lui disait absolument rien.
— On dirait que j'arrive un peu tard, dit Lucie en étalant une crème mentholée sous ses narines, à disposition près de l'entrée.
— Ce n'est pas trop votre style de manquer une autopsie, rétorqua Villard en se retournant. Je crois que si vous deviez payer pour entrer ici, vous viendriez tout de même. Je me trompe ?
Lucie se mit à rougir.
— Faut pas exagérer. Je fais mon job, c'est tout.
Villard sortait tout juste de la faculté de médecine
Henri-Warembourg, à trois cents mètres de Salengro, après ses cinq ans d'études plus cinq autres de spécialisation en médecine légale. Arrogant, un brin dragueur, mais compétent. C'était le seul en tenue réglementaire : casaque chirurgicale, surbottes, pyjama de bloc, deux paires de gants, dont l'une anticoupures.
— Dommage, vous avez manqué le plus intéressant, ajouta-t-il, moqueur.
Kashmareck fit rapidement les présentations entre Lucie et l'inconnu au menton anguleux.
— Le lieutenant Turin nous arrive de Paris. Il bossait sur le dossier Professeur au moment des faits. Et il connaît bien Manon Moinet. Elle s'était rapprochée de lui et de l'enquête après le meurtre de sa sœur. Elle l'a aidé à comprendre les délires mathématiques du Professeur.
— Parce que les Parisiens reprennent l'enquête ? répliqua Lucie en saluant son collègue.
— S'il est vraiment question du Professeur, ce qui ne paraît plus réellement laisser de doute, alors ouais, en partie, répondit Turin.
Sa voix aussi était sèche, et plutôt celle d'un contre- ténor que d'un baryton. Il poursuivit :
— C'est l'antenne lilloise qui enquête, mais on centralise chez nous. J'interviens en soutien et comme coordinateur, puisque le dossier Professeur, c'est moi...
Lucie ne se sentait pas à l'aise face à ce gars de terrain, mal rasé, tranchant dans ses gestes. Elle se plaça néanmoins à ses côtés pour observer le cadavre. Immédiatement, elle sentit une fascination malsaine la gagner. Attirance morbide, aurait dit un psy. Elle détestait les psys. Et le morbide. Et pourtant... Impossible de s'en défaire, pire qu'une malédiction.
Inconsciemment, elle toucha l'arrière de son crâne. Sa longue cicatrice semi-circulaire. Alors, elle se rappela les fermes en nid-d'abeilles, les odeurs, le plafond écrasant, les membres déformés sous le verre des bocaux... Figés à jamais dans son esprit.
— Qu'est-ce que ça donne ? demanda-t-elle soudain sans quitter des yeux le corps ouvert sur la table.
Le légiste aux lunettes design, sans monture, se tourna vers le commandant.
— Je réexplique vite fait ? demanda-t-il.
— Allez-y, je vous en prie.
— Très bien. J'estime l'heure du décès entre 10 heures et 13 heures, hier, le 24 avril. La rigidité cadavérique était encore bien en place, avec néanmoins un léger début de putréfaction. Estimation renforcée par la température corporelle et la concentration en potassium dans l'humeur vitrée.