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Il daigna enfin s'approcher, enfila un gant et s'empara du fragment entre son pouce et son index.

—  Mais on dirait que pour son come-back, il manquait de nautiles... et qu'il s'est contenté de choisir un fossile du même genre...

Il s'adressa à Lucie, d'un air provocateur :

—  J'ai entendu parler de vos exploits, quand vous n'étiez que simple brigadier. De cette « chambre des morts ». De votre... capacité d'analyse. Nous, on disposait pas vraiment de profilers, à l'époque... Mais balancez-moi donc ce que vous en pensez, ça m'intéresse.

—  Chef... J'étais brigadier-chef, répliqua-t-elle sèchement. Et pour le moment, vu ma connaissance du dossier, je n'en pense pas grand-chose. Du moins, rien qui puisse vous intéresser.

—  Peut-être qu'il faudra vous y mettre, alors, et vite fait. Parce que vous allez bientôt vous rendre compte que le Professeur n'est pas un tueur comme les autres. Il est... à part.

—   Dans ce cas, il est pour moi.

L'orage n'était plus dehors, mais dans la pièce. Kashmareck tempéra tout son petit monde en ramenant l'attention sur le jeune légiste, un peu esseulé au milieu de ses viscères.

—   Autre chose, docteur ?

—  Pas pour le moment. Je vais remettre les organes en place avant d'établir le certificat de décès. Je faxe mon rapport au procureur en fin d'après-midi. Et je vous préviens dès que j'ai du neuf de la toxico et du paléontologue.

En sortant, Lucie ne put s'empêcher de jeter un dernier coup d'œil au cadavre. Là, au niveau de la boîte crânienne, le cerveau. Cette même matière blanchâtre qui avait ordonné la torture d'enfants. Pourquoi ?

Une fois à l'extérieur, sous les rouleaux gris du ciel, Turin offrit une cigarette au commandant et à Salvini. Lucie, elle, refusa.

—   Sportive ? fit le Parisien en rangeant son paquet dans la poche intérieure de son perfecto.

—   On devrait tous l'être dans la police, non ?

La main de Turin trembla légèrement lorsqu'il alluma son brûle-poumons. Ses doigts jaunes de nicotine auraient pu éclairer une route en pleine nuit.

—  Quand je bossais aux Mœurs, je courais comme un dératé. Mais depuis que j'ai intégré la Crim... Ça fait plus de huit ans que j'ai pas enfilé une paire de baskets. La rue, ça c'est le vrai sport !

Lucie s'avança sous le porche. Ce type sortait d'un placard, pas possible autrement. Et le retour du Professeur venait de le dépoussiérer. En se retournant vers lui, elle le surprit à mater ses fesses. Il ne chercha même pas à regarder ailleurs.

Kashmareck tira longuement sur sa cigarette, avant de proposer :

—  Bientôt 13 heures. On file à la boutique pour une messe générale avec toutes les équipes. Vous allez nous raconter à qui nous avons réellement affaire.

—   Comme vous voudrez.

—  D'après ce que m'a dit le proc, la presse est déjà sur le coup, et on va avoir droit à la télé. Les journa- leux disposeraient de clichés de l'intérieur de la maison de Hem, avec tous ces numéros... Ces décimales de 7T.

—          Comment ont-ils pu se les procurer ? demanda Lucie, stupéfaite.

—          Sur Internet, répondit Salvini. Ça fait plusieurs semaines que des jeunes se rendent dans la maison, pour prendre ces chiffres en photo. Et après, ils postent les images sur leurs blogs. Ça fourmille sur pas mal de sites. Bonjour la confidentialité.

—          Ça risque de foutre un sacré boxon, intervint Turin.

Kashmareck pulvérisa sa cigarette du talon et lui demanda :

—   Vous nous accompagnez ?

Turin secoua la tête.

—          Sorry, chef, mais je préfère largement la présence d'une jolie femme... Je monte avec mademoiselle Henebelle.

Il s'adressa à Lucie.

—          Vous me raconterez où en est Manon aujourd'hui... Et puis, on discutera un peu plus de ce programme, MemoryNode...

—          Je n'en connais pas beaucoup plus que vous. Et ne m'appelez pas mademoiselle, j'ai horreur de ça.

Avant de s'éloigner vers sa voiture, le commandant demanda une dernière chose :

—   Au fait, pourquoi un nautile ?

Turin se retourna.

—   Quoi ?

—          Ces coquilles de nautiles, que le Professeur broyait... Pourquoi un mollusque rarissime, qu'on trouve uniquement dans le Pacifique ? Pourquoi pas des huîtres, des coquilles de moules, ou des cailloux tranchants, tout simplement ?

Turin écrasa à son tour son mégot avec le talon de sa botte.

—  C'est Manon Moinet qui nous a mis sur la voie. On pensait que les victimes - hommes, femmes, brunes, blondes, petites, grandes - n'avaient absolument aucun rapport entre elles puisqu'elles étaient géogra- phiquement très éloignées et ne se connaissaient pas. Métiers fondamentalement différents aussi. Chef de projet, professeur de physique, vendeuse, etc.

—   Et donc, le lien entre les victimes ?

—  Nous savons maintenant qu'il y en a un, mais nous ignorons lequel, malheureusement !

—  Voilà qui est original, ironisa Salvini. Savoir qu'il existe une relation entre des victimes vraisemblablement choisies au hasard, et être incapable de dire lequel ! Ça va au-delà de l'entendement.

—  Rien n'est conventionnel dans cette affaire, vous allez vite vous en rendre compte. Ce chaînon manquant est la clé, aucun doute là-dessus. Ne reste plus qu'à le découvrir.

Lucie était tout ouïe. Kashmareck se tapota le front.

—  Mais bon sang, quel rapport avec un mollusque vieux de plusieurs millions d'années ?

—   Vous aimez les maths ? demanda Turin.

—  Je crois que la seule raison pour laquelle je suis devenu flic, c'est pour ne plus jamais en entendre parler.

—  Eh bien, vous risquez d'être déçu. Le nombre d'or, ça vous dit quelque chose ?

19.

Confortablement installé dans un fauteuil en toile, au fond de son petit bureau, Romain Ardère faillit recracher son riz au curry. À la radio, le flash de 13 heures parlait d'un assassinat commis dans le Nord- Pas-de-Calais. Les médias avançaient que le Professeur, ignoble tueur qui avait sévi au début des années 2000, était sans doute de retour.

Impossible !

Ardère jeta son plat à la poubelle, sortit une flasque de rhum et en avala une douloureuse rasade.

Sur le mur, le gigantesque poster du « calisson d'étoiles » explosant en plein ciel se mit à tourbillonner devant ses yeux.

Ardère vit rouge. Un rouge sang.

La veille, les photos de Manon Moinet éblouissante, dans le métro parisien, lui avaient déjà sérieusement levé le cœur. Mais là, ce reportage, sur une radio nationale ! Cette soi-disant maison hantée, ces décimales de 71 ! Cette vieille tortionnaire empoisonnée alors qu'elle essayait de résoudre une énigme sur une ardoise !

Les mathématiques, plus puissantes que jamais.

Pouvait-il s'agir du hasard ? Ardère grinça des dents. Non ! Il n'y avait pas de hasard !

Mais alors ?

Quelque chose était en train de se produire. Quelque chose d'inimaginable. Ce meurtre portait bel et bien la griffe du Professeur.

Le directeur de Mille et une étoiles se rua sur son ordinateur portable pour écrire en urgence un email. Avant de l'envoyer, il le crypta avec l'algorithme incassable RSA en appliquant sa clé privée, Eadem mutata resurgo - Changée en moi-même, je renais.

Des gouttes de sueur vinrent mourir sur le clavier.

Il fallait rencontrer les autres, de toute urgence. Et tenter de comprendre ce vaste merdier.

Tout ne pouvait pas s'interrompre ainsi. Son entreprise. Sa vie.

Dans les minutes qui suivirent, il ouvrit un navigateur web, se précipita sur le site des Pages blanches et tapa « Manon Moinet », en indiquant « Calvados » dans la rubrique « Département ». Rien. Il élargit sa recherche à chacune des régions de France. Toujours rien. Il recommença la même opération avec « Frédéric Moinet ». Le résultat fut bien plus probant.