« 3, impasse du Vacher, 59 000 Lille. »
Ardère ressentit un léger soulagement. La salope ne devait pas se trouver bien loin de son connard de frère.
En évitant Paris, il atteindrait le Nord à la tombée de la nuit.
Il s'empara d'une fusée à ailettes et la serra dans son poing. De la poudre grise coula entre ses doigts.
Manon Moinet était devenue bien trop dangereuse.
Il fallait l'éliminer avant qu'il ne soit trop tard.
La museler définitivement.
20.
Un bureau. Six hommes. Une femme aux boucles blondes.
— Octobre 2001, banlieue lyonnaise. Premier meurtre. François Duval, responsable d'un pôle de recherche et développement, quitte très tard sa société de production de microprocesseurs, Microtech. Il emprunte toujours le même trajet. Une partie ville, une partie campagne. Il ne rentrera pas chez lui et on le découvrira deux jours plus tard dans un entrepôt destiné à la démolition. Scalpé, les pieds ligotés empoisonné à la strychnine et l'estomac rempli de morceaux tranchants de coquilles qu'on identifiera comme étant des fragments de nautiles. A côté de lui, à proximité d'une ardoise, sur une feuille, un beau petit problème de logique, tapé à l'ordinateur, à l'énoncé simple mais à la solution coriace. Le problème d'Einstein[7], que seulement deux pour cent de la population est capable de résoudre. Bien évidemment, avec la torture des coquilles ingurgitées et la peur de crever, difficile d'être dans ces deux pour cent.
Hervé Turin se racla la gorge et se mit à tousser. Trop de cigarettes. Face à lui, Lucie Henebelle, le commandant Kashmareck, Greux, Salvini et deux brigadiers-chefs de la brigade criminelle lilloise.
— Pour nous narguer, on recevra, au lendemain de la découverte du corps, une drôle de petite annonce publiée dans Le Quotidien Lyonnais un mois avant le meurtre : « En 97, Robert a écrit ceci : l'un des ressentiments de Microtech munira dans un moka. Il étuvera le prénom d'une loqueteuse literie. Le Profiterole. »
Silence médusé dans l'assemblée.
— Ça vous inspire pas, hein ? La technique employée est ce qu'on nomme le T+7, issue d'un jeu littéraire créé par un groupe d'écrivains, appelé Oulipo. On prend chaque verbe, adjectif ou substantif du message original, et on le déplace de sept éléments dans le dictionnaire utilisé, ici le Robert de 1997. Pour coder le nom « professeur » par exemple, on regarde dans le dictionnaire : le septième nom commun consécutif, et on tombe sur « profiterole ». Ainsi, l'original était : « L'un des responsables de Microtech mourra dans un mois. Il sera le premier d'une longue liste. Le Professeur. »
— Sympa, fit Kashmareck, l'air dépité.
— Ouais, on peut dire ça. Ainsi se profile le mode opératoire de celui qui se fait appeler « Le Professeur » : il annonce l'identité de sa victime en la cachant dans un message qui peut se situer n'importe où en France, sur n'importe quel papelard ou support, de n'importe quelle façon, et il réalise ses putain de prédictions. Dans le cas qui nous concerne aujourd'hui, il s'agit d'un numéro de sécu, planqué dans le nombre n. À chaque fois, il y a un rapport évident avec les maths ou la logique.
Lucie l'observait attentivement, le stylo au bord des lèvres. Elle dut admettre que la face de fouine s'en tirait plutôt bien. Il parlait avec aisance, professionnalisme, maîtrisait chaque partie du dossier. Elle se demanda jusqu'à quel point il avait bien pu s'investir dans l'enquête. Elle glissa :
— Le Professeur a aussi laissé un autre message, dans la maison hantée. « Si tu aimes l'air, tu redouteras ma rage. » Manon pense que là encore, il y a un rapport avec l'une de ses énigmes tordues.
— Mouais. Vu son état, Manon ne pense plus grand-chose d'intelligent.
— Vous...
— Bref, sur les six crimes commis, jamais on n'a retrouvé la moindre trace exploitable. Ni empreintes, ni sang, sperme, fibres, poils ou cheveux, hormis ceux des victimes elles-mêmes ou de certains proches. Il prend un soin particulier à bien nettoyer le lieu du crime à l'eau de Javel. Est-il chauve, imberbe ? Porte-t-il une charlotte, des gants, des surbottes ? On n'en sait que dalle. Les éléments abandonnés sur place sont toujours les mêmes. Ardoise, craie et corde qu'on se procure facilement au Carrefour du coin. L'ardoise est à chaque fois identique, à bords rouges, avec un côté vierge et l'autre quadrillé en jaune, et la craie toujours bleue. Le papier pour l'énigme provient du même lot de feuilles. Quant à la strychnine, à l'époque elle était encore en vente libre.
D'un mouvement du menton, il s'adressa à l'IJ.
— Vous avez pu trouver des éléments plus intéressants, cette fois ?
Salvini hocha négativement la tête.
— Les équipes sont encore sur place, mais, pour le moment, rien de vraiment déterminant. À Hem, la maison est contaminée par des centaines d'empreintes différentes Squatteurs, curieux, adolescents en mal de sensations fortes, pire qu'un supermarché... Ça risque de prendre du temps. On a quand même prélevé des échantillons de peinture et des poils de pinceau. Avec un peu de chance, on en tirera quelque chose. On a aussi fait appel à un graphologue, pour le tracé de ces chiffres qui, à première vue, ont été peints de la main gauche. Et cela voilà un bon bout de temps puisqu'un léger voile de poussière recouvrait déjà la peinture et que des photos de l'endroit circulent sur Internet depuis un mois...
— Un gaucher, donc... Ça, c'est du lourd si c'est confirmé.
— Concernant la cabane de chasseurs, difficile, là aussi, d'avancer correctement. Beaucoup d'empreintes, de poils de bête, de traînées de boue, quelques cheveux, dont probablement ceux de Manon Moinet. En plus, les conditions météo jouent contre nous. Le vent et la pluie ont tout effacé à proximité du lieu, ce qui rend nos chiens inefficaces. Vous aviez demandé, lieutenant Henebelle, de vérifier si la branche de l'arbre ayant provoqué l'accident avait bien été arrachée. La réponse est oui. Il ne s'agit pas d'un acte criminel.
Lucie acquiesça en silence.
— Quant à ces milliers d'allumettes, ajouta-t-il, nous allons vérifier si elles proviennent de chez le même fabricant. Mais elles n'ont, a priori, rien d'extraordinaire.
— On va faire le tour des magasins dans le périmètre, histoire de voir si personne n'a acheté des allumettes en quantité importante, intervint Kashmareck. Mais le problème c'est qu'on ignore en fait dans quel coin chercher. Lille, Valenciennes, Arras... Ou Marseille.
— Ça a toujours été l'un de nos soucis majeurs, fit Turin. Où chercher...
— S'il le faut, nous solliciterons les différents commissariats et la gendarmerie de la région.
— Je crois qu'on va pas y couper...
Ils se tournèrent de nouveau vers Salvini, qui poursuivit :
— Chez Dubreuil, le sol avait été lavé à la Javel. On a retrouvé la serpillière et le seau pas loin de l'entrée, le tout appartenant sans doute à la victime. Pour l'instant, le crimescope est resté muet. Quelques cheveux gris, un seul type d'empreintes, probablement celles de Dubreuil. Elle ne devait jamais recevoir de visites...
— Et pourtant, elle a ouvert à notre assassin, fit remarquer Lucie.
Salvini approuva.
— Très juste, rien n'a été forcé, vous avez raison de le souligner. On analyse aussi la poussière récoltée sur place. On continue à ratisser, il risque d'y en avoir encore pour plusieurs heures, voire plusieurs jours.
Turin alluma une cigarette.
— OK... Je constate qu'on n'est pas plus avancés qu'il y a quatre ans...
— N'oubliez pas que nous ne sommes qu'à J+l.
— Ouais. Bon, je ne m'étalerai pas sur les autres meurtres, vous verrez tout ça dans les copies du dossier qu'on vous a filées. On y parle de Julie Fernando, directrice de projets d'Altos Semiconductor, trente-sept ans, massacrée en banlieue parisienne. Caroline Turdent, quarante-trois ans, vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter, à Rodez. Jean-Paul Grunfeld, trente-quatre ans, professeur de physique, dont le corps a été retrouvé à Poitiers. Jacques Taillerand, cinquante et un ans, producteur de spectacles, liquidé au Mans. Et enfin... Karine Marquette, la sœur de Manon Moinet, trente-cinq ans, assassinée à Caen. Elle était à la tête, avec son frère, d'une entreprise familiale qui fabriquait des emballages. Ce dernier crime a été légèrement différent. Karine Marquette a été violée post mortem, avec préservatif.