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Elle se racla la gorge.

—  Je suis différente des autres, Lucie.

—  Je sais.

—         Je ne te parle pas de mon handicap... Mais de... de ce que je ressens... À l'égard des hommes, par exemple... Je ne suis pas homo mais... je ne sais pas... ils ne m'attirent pas.

Il y eut un court silence, avant que Manon poursuive :

—          Parce que j'ai des sentiments, tu sais ? Je ne suis pas juste une machine. Moi aussi j'ai des envies, des besoins, des goûts particuliers... J'aime les glaces, le thé à la menthe, les promenades à cheval... J'aime porter de beaux vêtements, me parfumer, comme n'importe quelle autre femme.

—   Je sais Manon. Je commence à te connaître.

Une douleur sourde brillait dans les yeux de la jeune

amnésique.

—  Parfois, quand je vois comment les autres me regardent, je me sens tellement inutile... C'était déjà comme ça avec mon métier. On imagine toujours les mathématiciens comme des calculateurs acharnés, des individus asociaux qui brassent du vent... Pourtant c'est absolument faux ! Ils s'interrogent sur des structures, des théories, des configurations qui peuvent changer le mode de pensée ! Il suffit de se souvenir qu'au Moyen Âge, c'était la religion qui définissait le cadre de la réalité ! Quand les savants ont réussi à expliquer l'origine d'un éclair ou d'une comète, tout a changé, ces événements sont devenus scientifiques et on s'est rendu compte, en définitive, que la science faisait avancer l'humanité. Crois-moi, toutes les branches des mathématiques, si abstraites soient-elles, trouvent toujours une application très concrète dans le monde réel.

Ses prunelles s'embrasèrent.

—  Le seizième problème de Hilbert par exemple, sur lequel je travaillais, l'un de ces fameux problèmes du millénaire, permettrait de comprendre, s'il était résolu, le comportement d'un écosystème proies-prédateurs. Que se passerait-il si on laissait sur une île des moutons et des loups en nombre égal, Lucie ?

—  Eh bien... Je suppose que les loups mangeraient les moutons ?

—  Et ces derniers se feraient moins nombreux. Et, de ce fait ?

—  À mon avis, la pénurie de proies entraînerait une diminution du nombre de prédateurs, qui mourraient affamés ou se dévoreraient entre eux.

—  Tout à fait. Et cette diminution impliquerait par conséquent un nouvel accroissement du nombre de proies, qui, de nouveau, permettrait le développement des prédateurs, et ainsi de suite. Mais après, au bout d'un an, dix ans, mille ans ?

Lucie haussa les épaules, intriguée. Manon termina son explication.

—  La résolution d'un tel système d'équations différentielles permettrait de comprendre l'évolution démographique des espèces dans le temps, ou l'extinction de certaines d'entre elles. Alors tu vois... Je ne suis pas juste... un objet inutile...

Lucie aurait aimé lui prendre la main, la caresser, la réconforter, mais elle se contenta de dire :

—  Manon. Je sais à quel point les gens sont intolérants et superficiels. Ils... se limitent à juger sur les apparences, sans chercher à voir plus loin. Pourtant, chaque histoire sur cette Terre mérite d'être vécue. Et racontée...

—  Alors raconte-moi la tienne. Celle qui te donne ce regard si déterminé et te force à te cacher derrière des tenues de mec, alors que... tu me parais si tendre... si attentionnée.

Lucie fixa ses pieds.

—  À quoi bon Manon ? Dans une minute, tu ne te souviendras de rien.

Manon se recula brusquement et s'immobilisa. Les larmes lui vinrent aux yeux.

—   Comment oses-tu ?

—   Manon, je...

—  En te parlant, j'avais oublié mon amnésie ! Cela n'a duré que peu de temps, mais je l'avais oubliée ! J'avais... une conversation normale, des émotions, je me sentais bien ! Oui, j'aurais oublié ton histoire, et alors ? Je t'aurais écoutée, au moins ! J'aurais partagé des secrets avec toi, même un court instant ! Qui sait ? Parler t'aurait peut-être soulagée? Tu... Tu as tout gâché ! Je te l'ai dit, je ne suis pas qu'une machine ! Mais apparemment, tout ceci t'échappe !

Folle de rage, elle se leva et donna un coup de poing dans le mur.

Alors, elle se mit à observer autour d'elle. Les papiers accrochés, les Post-it. « Lucie, le lieutenant aux boucles blondes, m'accompagne pour m'aider. » Puis elle regarda ses mains. Pourquoi tremblaient- elles ? Pourquoi ces sentiments violents, au plus profond de son cœur ? Elle se retourna, l'air grave. Une femme, assise sur le sol, la fixait étrangement. La femme aux boucles blondes.

—  Que s'est-il passé ? Pourquoi suis-je en colère ? C'était contre vous ?

Elle vit la carte sur la moquette, la spirale de Bernoulli. Elle reconnut la maison de son adolescence. La Bretagne. Qu'est-ce qu'elle faisait là ?

Lucie se releva, déconcertée.

—  Oui, tu étais en rage contre moi. Mais c'est sans importance à présent...

—  On se... tutoie ? Dites-moi ? Pourquoi sommes- nous ici ?

—  Nous devrions aller nous coucher. La journée de demain risque d'être éprouvante. Le rendez-vous avec Erwan Malgorn est à 6 h 30... Direction l'île Rouzic...

—  Erwan ? Qu'est-ce qu'il vient faire dans cette histoire ? Et comment vous savez tout ça ? Pourquoi nous rendons-nous là-bas ?

Lucie vint lui saisir le bras.

—  Fais-moi confiance, se contenta-t-elle de répondre. Essaie de prendre les choses comme elles viennent, tu reliras tes notes plus tard. Mais pour l'heure, par pitié, allons nous coucher. Si tu veux bien, je vais dormir à tes côtés, comme ça je pourrai veiller sur toi. Ça me paraît plus prudent.

La jeune mathématicienne la dévisagea longuement avant d'acquiescer :

—  D'accord... Merci... Merci beaucoup...

À peine Manon avait-elle allumé dans la chambre que Lucie vint s'écraser sur le lit. Elle resta là quelques secondes, sans bouger, le temps pour Manon d'ouvrir les volets et d'aérer la pièce. Puis Lucie se redressa et jeta un rapide coup d'œil sur une aquarelle accrochée au mur. Soudain, elle fronça les sourcils et s'approcha. Juste à côté... une punaise rouge plantée dans la tapisserie épinglait un minuscule morceau de papier arraché. Une punaise semblable à celles que Manon venait d'utiliser pour fixer ses mémos.

—  Depuis quand tu n'es plus venue dans cette maison ? demanda Lucie.

—  Depuis l'adolescence. Pourquoi ?

—  Et après ton agression ? Après ta perte de mémoire, tu penses que tu as pu revenir ?

—  Cela m'étonnerait beaucoup. Pour quelle raison l'aurais-je fait ?

—  Pour tes vacances ?

—  Mes vacances ? Mais à quoi ça me servirait de prendre des vacances ?

Lucie ôta son pull, sceptique. De toute évidence, Manon était déjà revenue ici. Et elle ne s'en rappelait pas...

Manon s'assit sur le matelas.

—   Une fois tout ceci terminé, je crois... je crois que je retournerai habiter à Caen, auprès de ma mère. J'ai besoin d'une présence féminine. Vous comprenez ?

Lucie ne sut que répondre. Sa pauvre mère reposait six pieds sous terre depuis tellement longtemps...

Manon se déshabilla en face d'elle sans éprouver la moindre gêne. Elle sentait qu'elle pouvait accorder sa confiance à la jeune flic, avec, toujours, cette impression tenace de la connaître, sans vraiment l'avoir déjà vue. En enlevant son pantalon, elle releva une petite tache sur le côté de sa culotte. Elle fronça les sourcils et se tourna vers Lucie.

—  Dites-moi ! Comment sommes-nous arrivées ici ? En Bretagne ?

Lucie soupira. Toujours la même rengaine.

—  Je viens de Lille en voiture, et tu arrives de Bâle, en train je suppose.

—  Bâle, Bâle. Bernoulli. Je suis allée là-bas seule ? Vous n'êtes pas venue avec moi ?

—   Non, c'est Hervé Turin qui t'a accompagnée.

Manon devint blême, paniquée.