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—   Tourne-toi !

Face à elle, les traits déconfits d'un adolescent. Seize, dix-sept ans maximum. Lucie ne relâcha pas son attention.

—  Qu'est-ce que tu es venu faire à la porte ? Pourquoi tu cherchais à entrer ?

—   Je... Je ne cherchais pas à entrer ! On... On m'a juste dit de... de faire du bruit ! Rien de plus ! Juste faire du bruit et me tirer !

—   Qu'est-ce que tu racontes ? Le jeune garçon se mit à pleurer.

—  C'est... C'est la vérité ! Un homme est venu me parler... près du port. Il m'a donné du fric en me demandant de venir ici à 1 heure, et de faire du bruit ! II... Il puait le calamar !

Lucie eut soudain l'impression que ses forces allaient l'abandonner. Piégée.

Elle fouilla ses poches. Pas de menottes.

—   Tu restes là ! Parce que sinon, je te retrouverai ! Elle savait qu'elle ne le reverrait jamais. Mais

c'était lui ou Manon.

Sans plus réfléchir, elle fonça en direction de la maison. Le sous-bois. La mer de boue. La barrière. Le gravier de l'allée.

La porte d'entrée battait contre le mur. À l'intérieur, des traces de boue sur la moquette. Des empreintes qui n'étaient pas les siennes. La chambre était vide. Le N-Tech gisait sur le sol, l'écran brisé...

38.

—  Erwan ? Erwan Malgorn ?

Dans les lueurs de l'aube, l'homme patientait sur le port, vêtu d'une veste imperméable rouge et d'un pantalon de pêche jaune. Lucie avait imaginé un vieux loup de mer à l'épaisse barbe grasse et au visage buriné, mais il n'en était rien. Erwan, les traits fins, deux longues pattes noires sur les joues et la coiffure soignée, devait avoir une trentaine d'années. Pêcheur nouvelle génération.

—  Où se trouve Manon ? s'inquiéta-t-il en regardant avec méfiance par-dessus l'épaule de Lucie.

Des cernes sous les yeux, les lèvres crevassées par l'air marin, la flic contracta ses poings sous son K- way.

—  Je ne sais pas. C'est moi qui irai là-bas.

Les mâchoires serrées, Erwan se frotta les mains l'une contre l'autre. Au loin, le jour s'épaississait à peine, d'un rouge de lave virant au noir au-dessus des eaux.

—  Elle m'a parlé d'une femme blonde aux cheveux bouclés ! cria-t-il pour couvrir une violente bourrasque. Au cas où elle ne viendrait pas !

Lucie baissa puis remit sa capuche.

—          Femme blonde aux cheveux bouclés ! répétat-elle.

—          Dans ce cas, ne perdons pas de temps ! Le chalutier est amarré le long du quai, à une centaine de mètres.

Il remonta le col de sa veste.

—          La mer est mauvaise mais navigable. J'espère que vous ne serez pas malade.

—   On verra bien !

Sans plus un mot, ils s'engagèrent sur la jetée, courbés contre le vent. Dans le port, les bateaux tanguaient dans un mouvement désordonné. Les drisses fouettaient les mâts et les coques de métal s'écrasaient sur la surface de l'eau. Au large, la mer était littéralement déchaînée.

Erwan monta à bord de son bateau puis aida Lucie à le rejoindre.

—          Rouzic est à quelques miles, nous l'atteindrons d'ici un quart d'heure ! dit-il en lui plaquant un gilet de sauvetage contre la poitrine.

—  Vous savez quelle taille fait l'île à peu près ?

—          C'est tout petit ! Et y a que dalle là-bas ! Juste des falaises et des oiseaux ! Dites ! Qu'est-ce que vous allez y faire ?

—  J'en sais rien !

—   Vous n'avez pas l'air de savoir grand-chose !

Ils se réfugièrent dans la cabine. Erwan déclencha les témoins lumineux, activa l'écran radar, puis tourna une clé.

Le moteur se mit à gronder, libérant une épaisse fumée noire. Les carreaux tremblaient, la lumière du plafonnier vacillait. Partout ça vibrait, dessous, dessus. Lucie se sentit envahie par une étrange sensation de puissance. Une énergie invisible la propulsait vers l'avant, le large, les ténèbres. Le bateau de pêche s'engagea dans le chenal, dépassa deux bouées clignotantes puis se jeta dans les vagues avant de s'évanouir à l'horizon.

Lucie s'installa sur un rebord en métal. Elle se recroquevilla, la tête entre les mains, épuisée. Des larmes se mirent à couler lentement sur son visage. Son cœur s'embrasait à chaque fois qu'elle imaginait le sourire rayonnant de Manon, ses yeux avides de connaissance. La jeune femme avait surgi si brusquement dans sa vie... Elle essaya de refréner ses pensées, de ne pas se répéter qu'elle ne reverrait peut-être plus jamais son amante d'une nuit, sa confidente, celle devenue, en définitive, une amie rare...

Elle essuya maladroitement ses joues. Et elle ? Elle, lieutenant de police ? Qu'allait-elle devenir ?

Avant de rejoindre Erwan, elle s'était convaincue de cacher à ses supérieurs toute trace de ses retrouvailles avec la jeune amnésique et, surtout, de sa nouvelle disparition. Elle avait décroché les punaises et les feuilles dans chacune des pièces de la maison, avait plié avec soin les vêtements de Manon et avait rangé le tout dans le coffre de sa Ford. Quant à la clé de la porte d'entrée, elle l'avait simplement replacée, sous son pot de granit, à l'extérieur.

Personne n'était jamais venu dans cette maison bretonne, ce soir-là. Ni elle, ni Manon.

Lucie ne voulait pas perdre son boulot. Elle ne le pouvait pas, question de survie. Ce job qu'elle aimait plus que tout au monde. Ce job qu'elle détestait.

Qui détenait Manon ? Le Professeur ? L'homme aux bottes ? Le protecteur ? Où était-elle retenue ? Où retrouverait-on son cadavre ?

La flic promena ses doigts tremblants sur le N-Tech à l'écran brisé, essaya encore de l'allumer, sans succès.

—  Attention ! hurla Erwan.

Lucie fut projetée au sol dans un fracas assourdissant. Elle s'agrippa à une poignée, chancelante, tandis qu'Erwan, les mains fermement serrées sur le gouvernail, maintenait le cap. Des vagues s'écrasaient dans l'axe, rabattant cruellement leurs étaux mortels sur l'étrave du bateau.

—  On s'est pris une déferlante ! cria le pêcheur. J'vous avais avertie que ça secouerait ! Ça va ?

—  Si on veut... répondit Lucie en ramassant l'organiseur éclaté en deux morceaux.

—  On arrive ! fit Erwan.

Sur la surface verte de l'écran radar se dessinaient sept masses immobiles, qui se matérialisèrent bientôt devant eux, apparaissant puis s'évanouissant derrière les renflements liquides. Le chalutier obliqua vers l'ouest, le moteur changea de régime à l'approche des premiers écueils. Erwan manœuvrait avec des gestes précis, les yeux braqués sur l'écran, alors qu'un puissant projecteur déchirait un cône minuscule dans l'obscurité.

—  Je vais m'approcher au maximum d'une plage de galets, là où ça remue le moins ! Faudra mettre le pneumatique à flots et ramer ! Vous y arriverez ?

—  J'y arriverai !

Il la considéra d'un air affligé.

—  Encore une fois, je crois que c'est du suicide ! Si ça se passait mal, je...

—  Vous ne m'auriez jamais vue, je sais !

Erwan tourna le gouvernail, le navire vira dangereusement et s'approcha de la côte.

—  Je ne peux pas rester, rappela le marin. Rendezvous sur cette même plage dans trois heures. Je reviendrai vous chercher. Soyez là, parce que je ne vous attendrai pas.

Erwan coupa les moteurs et se précipita hors de la cabine pour décrocher l'ancre. Lucie le suivit en titubant.

—   Montez dans le canot ! ordonna-t-il en lui collant une rame dans les mains. Je vais le descendre ! Vite ! Les vagues vont vous porter à terre, mais ne cessez jamais de ramer ! Ou elles vous écraseront comme un insecte !

Lucie lança un regard apeuré vers le rivage. Elle serra la rame contre sa poitrine. La plage l'attendait à cinquante mètres. Cinquante mètres... Elle finit par embarquer.

« Où m'entraînes-tu, Manon, dans quel enfer ? » pensa-t-elle tandis que le canot pneumatique frappait la surface de l'eau.