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—  Dites ! hurla-t-elle soudain. Manon ! Est-ce qu'elle est déjà venue vous voir ? Ces derniers mois ?

—  Quoi ? s'écria Erwan en activant la manivelle du treuil pour remonter les chaînes.

—   ...anon ! ...nue... voir...

—  Je comprends rien ! Ramez ! Ramez jusqu'à la côte sans jamais vous arrêter !

Et la frêle embarcation se laissa emporter par les flots.

La flic s'épuisa dans sa lutte contre les éléments. Les embruns glacés lui fouettaient le visage. Partout autour d'elle les masses liquides s'entrecroisaient, se fracassaient, s'épousaient en gerbes monstrueuses. Elle était sur le point de craquer quand, enfin, un dernier rouleau vint projeter le canot sur les galets. Étourdie,

Lucie se redressa et tira le bateau pneumatique hors de l'eau dans un effort désespéré. Elle s'écroula de fatigue, le dos contre le sol, les bras en croix, alors qu'au loin le projecteur du chalutier disparaissait peu à peu.

Seule, au cœur de l'enfer.

Elle resta ainsi de longues minutes sans bouger, avant d'ouvrir de nouveau les yeux.

Alors ils apparurent, perchés sur les roches, pareils à des flocons improbables.

Des milliers d'oiseaux. Fresque infâme d'yeux braqués dans sa direction. Ils lui glacèrent le sang.

Et maintenant ? Que faire ? Où chercher ? Et surtout, que chercher ? Une croix sur une spirale ?

Face à cette nature hostile, aux éléments déchaînés, aux falaises déchiquetées, elle se rendit compte de la stupidité de cette équipée. Qu'espérait-elle découvrir en ces terres désolées ?

Joyeux anniversaire Lucie, songea-t-elle en se relevant.

Les doigts gourds, elle fouilla dans sa poche et en sortit le N-Tech en miettes, gorgé d'eau, de sel, de sable. Dans un hurlement de rage, elle le jeta aussi loin qu'elle le put.

Personne ne saurait jamais qu'elle, Lucie Henebelle, était venue en Bretagne. Même pas la pauvre amnésique, si on la retrouvait vivante.

Préserver son métier. Pour ses filles. Elle s'en voulait terriblement.

Trois heures... Trois heures devant elle, avant de reprendre la route vers Dunkerque, récupérer les jumelles, et continuer à faire semblant.

Elle n'y parviendrait jamais. Qu'était-elle devenue ? Quel monstre ?

Tout brûler en rentrant. La Chimère. Elle devait le faire, impérativement.

Frigorifiée, plantée là avec son gilet de sauvetage orange, elle se décida à marcher. Il fallait faire le tour de l'île, chercher en attendant le retour d'Erwan. Trois heures...

Elle avança, escalada des rochers, traversa des criques de galets, craignant à chaque instant de se faire attaquer par les fous de Bassan... Mais les hordes de plumes restaient figées, impassibles. Pourquoi ces oiseaux traversaient-ils les frontières pour se rendre spécialement ici ? Quelle force mystérieuse les motivait ?

Les pierres étaient glissantes, les obstacles nombreux, néanmoins Lucie progressait. Laborieusement, mais elle progressait. Elle s'arrêta soudain. Face à elle, dans un renfoncement abrité, il lui sembla apercevoir des inscriptions sur les parois. Elle s'avança avec prudence.

Elle n'avait pas rêvé. Il s'agissait bien de marques dans la roche.

Des chiffres, des lettres.

Elle lut et ressentit un coup terrible dans la poitrine. Incapable de tenir sur ses jambes, elle s'effondra à genoux.

Elle venait de comprendre.

Toute cette aventure n'avait été qu'une vaste mascarade. La tombe de Bernoulli, les spirales, la septième croix...

Elle lut de nouveau, abasourdie. Le premier message indiquait :

« 4/6/2006. Ai tourné des heures et des heures. Rien. Il n'y a absolument rien. MM »

Et le second :

« 18/10/2006. Me retrouve encore ici. Désespoir. Je brasse du vent. MM »

Manon Moinet, MM, s'était déjà aventurée deux fois sur l'île, à quatre mois d'écart, et s'apprêtait à s'y rendre une troisième fois.

Elle tournait en rond.

La jeune amnésique avait cru progresser, se rapprocher du Professeur, mais avait en fait reproduit un même scénario : les crises d'étranglement qui éveillent la mémoire du corps et révèlent la signification de la cicatrice, l'itinéraire vers Bâle et la tombe de Bernoulli, la spirale avec les croix sur la carte de France, et enfin, Rouzic, point de chute vers le néant.

Mais pourquoi Manon n'avait-elle pas noté ses avancées, ses échecs, dans son N-Tech ni ailleurs ? Pourquoi ne savait-elle pas pour Bernoulli, ou l'île Rouzic ? Pourquoi repartait-elle à chaque fois de zéro?

Elle avait forcément dû prendre des notes. Mais son « protecteur » avait effacé les informations avant qu'elle ne les mémorise. Sans doute n'avait-il pas pu l'empêcher de venir ici, alors il avait supprimé sa mémoire à chaque fois. Quoi de plus facile ?

Toujours la même question : le frère ?

Lucie se releva, puis ramassa un coquillage qu'elle éclata contre la paroi. Encore une saloperie de coquille en spirale. Les spirales, les spirales, dans le ciel, sur Terre. Partout, comme une malédiction.

Hors d'elle, elle reprit sa marche. Manon avait beau tourner en rond, si le frère ou un mystérieux individu avait agi ainsi, c'est qu'il voulait cacher quelque chose. Cette île dissimulait réellement un secret.

Elle réussirait là où Manon avait échoué. Aller au bout. Tenir sa promesse.

Mais après une nouvelle heure de recherche, elle sentit son courage lui échapper. Rien, rien, rien ! Embruns, rochers, vagues ! Elle aussi brassait du vent. Elle était sur le point de rebrousser chemin quand, à l'extrémité d'une plage de galets, elle releva un phénomène étrange.

Les oiseaux.

Ils plongeaient par centaines au pied de la falaise, volaient dans tous les sens, mêlant leurs cris stridents en un concert insupportable.

Quelque chose les attirait.

Lucie se rapprocha pour comprendre. Les fous de Bassan disparaissaient dans une grotte aux trois quarts immergée. Une cavité qui semblait s'enfoncer loin sous la roche. Une entrée facilement accessible avec une embarcation légère, un Zodiac par exemple, mais probablement impraticable à marée haute.

Peut-être un banc de poissons, songea Lucie. Oui, simplement des poissons.

D'un coup, elle s'immobilisa.

Un fou de Bassan venait de passer juste sous son nez.

Avec un œil dans le bec.

Un œil humain, suspendu au bout de son nerf optique.

Manon.

Lucie se plaqua contre un rocher et se mit hurler. Cris désespérés. Elle était seule, et bien seule dans le chaos de ces espaces infinis.

Ce n'était pas possible. Un mauvais rêve. Juste un mauvais rêve...

Elle s'avança au-dessus de la grotte et se pencha. Les eaux étaient sombres, bleu-noir, profondes. Les

vagues éclataient plus loin, laissant la crique dans un calme relatif.

Plus le temps d'aller chercher son canot. Il fallait un brin de folie pour faire ce qu'elle allait faire. Une folie enfantine, une folie de flic, une folie de tête brûlée. Elle fit un pas en direction du vide, un autre. Ses paupières se baissèrent lentement. Elle embrassa mentalement ses petites, de toutes ses forces, et, les bras le long des hanches, elle sauta.

Le choc. Le froid. Le poids mort de son corps qui l'entraîne vers les abysses.

Son gilet de sauvetage la tira vers la surface. Quand elle respira enfin, haletante, régurgitant l'eau salée, elle sut qu'elle était vivante. Elle se laissa entraîner par le courant en direction de la grotte.

Soudain, une pensée terrible lui traversa l'esprit et si la marée montait ? Comment s'échapperait-elle de ce trou à rats ?

Alors, elle céda à la panique. Elle, qui pourtant était une bonne nageuse, tenta de combattre le cours naturel de l'eau en agitant ses bras dans tous les sens. Trop tard, elle pénétrait déjà dans la grande gueule sombre.

Les fous de Bassan volaient à ses côtés, ignoble escorte pour une destination sans retour.

Lucie extirpa sa torche étanche d'une poche. Dans le faisceau de sa lampe, elle vit le boyau se séparer en trois galeries lugubres. Elle prit la même direction que les oiseaux, qui tous disparaissaient vers la gauche. Plus loin, la galerie se divisait en d'autres tunnels. L'endroit explosait en un véritable labyrinthe. L'eau était froide, mais supportable. Pourtant, Lucie sentait ses muscles se tétaniser un à un. Bientôt, elle ne tiendrait plus. D'autres ramifications encore, un dédale qui risquait de la garder prisonnière à jamais.