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Tel était le prix de son silence. Lucie venait de pactiser avec le diable.

Puis, après un bon café et quelques biscuits, il avait fallu revenir ici, dans ces tunnels immergés, aux côtés d'un type qui la dégoûtait, sur qui elle avait envie de cracher.

Un seul objectif lui permettait de tenir. Sauver Manon. Sauver Manon. Sauver Manon.

Les fous de Bassan avaient définitivement déserté les lieux. La jeune flic se tenait à présent à proximité des scalps carbonisés en compagnie du commissaire Menez, personnage aux traits rugueux et à la longue moustache. Durant le trajet, Turin avait longuement expliqué la situation à l'officier breton, qu'il avait déjà croisé par le passé. Face à eux, le légiste considérait le corps suspendu. Chacun des policiers intervenant sur la scène de crime grimaçait devant le spectacle de cet homme éven- tré et devenu aussi blanc qu'un sac de plâtre.

—  Le Professeur, vous dites ? fit Menez d'un ton sceptique en se retournant vers Turin.

Sans dégoût apparent, il renifla le cadavre et plissa le nez.

—  Non, non, je ne crois pas qu'il s'agisse là de l'œuvre du Professeur.

Turin écarquilla les yeux.

—  Pardon ? demanda-t-il en haussant la voix. Et qu'est-ce qu'on fout ici, à votre avis ?

Le Parisien fit un mouvement du bras, rouge de colère.

—  Regardez autour de vous, merde ! On est dans une grotte où chaque centimètre carré est couvert de formules mathématiques ! Les scalps arrachés aux six victimes sont là, derrière vous ! Qu'est-ce que c'est tout ça, si c'est pas son territoire ? Et que dire de Moinet ? D est raide, je vous signale ! Qui l'a assassiné aussi cruellement, s'il ne s'agit pas du Professeur ? Qui lui a bourré le buffet de calamars ? Le boulanger du coin ?

Menez garda un calme déconcertant.

—  Comment expliquez-vous sa dépigmentation partielle ? répliqua-t-il simplement.

—   Sa dépigmentation ?

—  Oui, sa dépigmentation. Toutes ces taches blanches sur sa peau.

—  Et ses yeux... ajouta Lucie. Quand je suis arrivée, l'un d'eux était encore épargné... Et l'iris était quasiment transparent... Comme celui d'un albinos.

—  Merde, j'avais complètement zappé ! s'exclama Turin. Vous voulez dire que...

Menez acquiesça.

—  Je vois que ça vous revient en mémoire. Cette odeur caractéristique, sur sa peau. L'assassin l'a frottée avec plusieurs composés chimiques, qu'il a aussi probablement versés dans les yeux. Ces produits sont, j'en mettrais ma main à couper, un savant mélange de...

—  De phénol et d'acide fluorhydrique, l'interrompit Turin. On n'oublie pas des trucs pareils...

Menez acquiesça de nouveau et s'adressa à Lucie :

—  Le phénol possède cette particularité de dépigmenter la peau. On l'utilise, très dilué, pour le peeling, une technique de rajeunissement cutané. Mais là, il a été employé avec des concentrations beaucoup plus fortes, dans un tout autre dessein. Un dessein immonde.

Il désigna une des taches blanches au niveau du cou.

—  Avec l'acide fluorhydrique, le phénol pénètre la peau sans l'abîmer, se glisse dans les couches profondes du derme et le détruit, provoquant des brûlures insoutenables. Une torture terriblement efficace, comme si on vous rabotait de l'intérieur avec du papier de verre. Avec le lieutenant Turin, nous nous sommes déjà rencontrés à ce sujet, voilà quelques années. Je travaillais sur Nantes, avant que... le dossier Chasseur ne soit traité par un autre collègue. Turin traquait le Professeur, et je traquais le Chasseur de rousses. Il était venu me voir afin de vérifier que l'un ne pouvait être l'autre. Ce que nous avions formellement exclu.

—  Exact... marmonna Turin. Le Chasseur de rousses...

Le commissaire breton lut la surprise dans les yeux de Lucie.

—  Eh oui, le Chasseur, cher lieutenant. Ces brûlures chimiques font partie des réjouissances qu'il inflige à certaines de ses victimes. J'avoue être autant dérouté que vous, mais cet homme suspendu au bout de sa corde n'est pas passé entre les mains de votre Professeur...

—  Mais...

Lucie et Turin échangèrent un regard dépité. Ils cherchaient le Professeur, et c'est le Chasseur qu'ils trouvaient.

La jeune flic s'attarda sur les équations carbonisées. Les mathématiques, encore et toujours... Si seulement Manon pouvait être là !

—  Quand est-ce qu'arrive le mathématicien? demanda-t-elle en se tournant vers Menez.

—   Sous peu, avec une autre navette.

—  Commissaire, expliquez-moi comment le Chasseur fonctionne réellement. Les détails de son mode opératoire, ses habitudes, ses victimes...

Menez s'approcha des scalps en prenant garde à ne pas gêner le travail des techniciens occupés à sceller des échantillons - cheveux, cendres, poils - dans des sacs hermétiques.

—  Les victimes sont toujours des jeunes femmes célibataires, rousses, mignonnes, qui habitent aux alentours de Nantes. On les retrouve, quelques jours après leur enlèvement, sur la côte Atlantique, entre Saint-Nazaire et La Rochelle, violées post mortem, couvertes de brûlures. D'après les légistes, tout y passe : le feu, les cigarettes, les liquides bouillants, l'électricité, les produits corrosifs... Il choisit à chaque fois des supplices qui lui permettent de faire durer... Comment dire...

—   Sa jouissance...

—   Oui, sa jouissance. Il s'arrange pour qu'elles restent en vie afin de pouvoir recommencer ses tortures, jour après jour. Nous pensons par ailleurs que certaines des victimes ont tenté de se suicider... Elles s'étaient lacéré les veines des poignets avec les moyens du bord... leurs propres ongles...

D'un hochement de tête, à la demande du légiste, le commissaire ordonna qu'on décroche le cadavre.

—   Il a des connaissances évidentes en chimie mais malheureusement pour nous, cette piste n'a rien donné car on se procure assez facilement les composés qu'il emploie, dans les laboratoires scolaires, les instituts pharmaceutiques...

Il grimaça, puis ajouta :

—  Et le séjour des corps dans l'océan ne nous aide pas non plus. Leur immersion efface toutes les traces - ADN, cheveux ou squames de peau - qu'aurait pu abandonner l'assassin. Sinon, le légiste a aussi à chaque fois noté un truc bizarre : une concentration sanguine très élevée dans le cerveau, et très faible dans les membres inférieurs. Ce qui semble indiquer que ces femmes sont mortes à l'envers... La tête vers le bas, si vous voulez...

Turin s'énerva d'un coup.

—  Mais putain ! On est quand même bien chez le Professeur ici ! Et je ne peux pas imaginer une seule seconde que lui et le Chasseur soient une même personne ! Tout nous prouve le contraire ! Les études menées par les spécialistes, les modes opératoires, le profil des victimes, les lieux ! On n'aurait pas pu se gourer à ce point !

—  Et pourtant, intervint Lucie avant de se tourner vers Menez, sans la moindre considération pour son homologue parisien, Karine Marquette s'est fait violer post mortem alors que le Professeur n'avait auparavant jamais violé personne. Elle n'était pas rousse, c'est vrai, mais elle correspondait quand même à la catégorie recherchée par le Chasseur : jeune, dynamique, jolie, célibataire. Après ce meurtre, le Professeur a arrêté toute activité, un acte contre nature chez les tueurs en série, et le Chasseur a pris le relais dans les mois qui ont suivi. Et aujourd'hui, de nouveau, le Professeur... A-t-on affaire à deux individus distincts qui se connaissent et se réunissent ici ? Ou à une seule et même personne qui agirait selon deux protocoles différents suivant ses motivations ?

—   C'est complètement con ! dit Turin.

Ignorant la remarque, Lucie se mit à observer les équations sur les parois.