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—   Si cela s'est produit après son accident cérébral, oui. Comme j'ai essayé de vous l'expliquer, les imprimantes qui fabriquent les souvenirs, appelées hippocampes, n'ont plus d'encre. Vous êtes policier. Considérez, pour comprendre, qu'elle est sous l'emprise permanente de benzodiazépines ou de GHB, votre drogue du violeur. Buvez deux coupes de champagne, avalez un somnifère et vous aurez un aperçu de ce qu'elle ressent à chaque seconde. Tout cela est purement chimique, voire électrique : quand vous coupez un câble, le courant ne passe plus.

Lucie peinait à assimiler l'information, tant ce phénomène cérébral défiait toute logique. Que se passait-il quand Manon cherchait à joindre sa mère ? Apprenait- elle à chaque fois son décès ? S'écroulait-elle alors en larmes, avant d'oublier la raison de son chagrin ?

Comment réussissait-elle tout simplement à vivre ? À sortir, à manger, à faire ses courses, à retirer de l'argent, à savoir où elle allait ?

Tant de questions, d'inconnues. Lucie en restait interdite. Le neurologue l'interrompit dans ses pensées :

—  Pourriez-vous me rendre mon stylo, s'il vous plaît ? C'est un Faber-Castell, j'y tiens beaucoup.

De ses doigts de couturière, il le replaça exactement au même endroit, sur le bord de la poche.

—  Je vais devoir y aller. Je vous le répète, je ne connais pas le dossier de cette patiente, elle n'a jamais été traitée dans notre centre. Par contre, je peux vous donner le nom de mon confrère. C'est lui qui est en charge du programme MemoryNode, il est neurologue et travaille en permanence avec des neuropsychologues qui suivent, eux aussi, Manon Moinet...

—   Je vous écoute.

—   Charles Vandenbusche. Mais ne cherchez pas à le joindre cette nuit, Swynghedauw est un hôpital de jour, et les médecins ont horreur des appels à leur domicile. Les journées pèsent déjà assez lourd...

—  Malheureusement, les victimes ne peuvent pas toujours attendre.

Khardif continua sans tenir compte de la remarque :

—  Vous venez de plonger dans l'une des zones les plus mystérieuses et les plus excitantes de l'histoire de la médecine, chère inspectrice... La mémoire. Un labyrinthe élastique constitué de milliards de chemins différents.

—   Lieutenant, pas inspectrice.

—   Pardon ?

—  Je suis lieutenant, pas inspectrice. Et j'avoue que cela ne m'excite qu'à moitié, parce que j'ai en face de moi une femme qui sera probablement incapable de reconnaître son agresseur... Une dernière chose. En quoi consiste précisément ce programme Memory- Node?

—   C'est une chance pour les amnésiques. Un moyen de leur rendre un semblant de mémoire, grâce à un N-Tech adapté avec des fonctions spéciales. Photos, enregistrements audio, boutons « Qui », « Quoi », « Où », « Comment »... Une sorte de mémoire prothé- tique... Mais allez voir Vandenbusche. Il prendra certainement le temps de vous expliquer tout cela.

Le portable du neurologue se mit à sonner.

Khardif répondit. Après avoir raccroché, il dit, en s'éloignant vers la porte :

—   C'était le docteur Flavien. Il veut vous voir de toute urgence.

Lucie pénétra dans la chambre, précédée par Flavien. Manon semblait dormir paisiblement, la tête enfoncée dans un grand oreiller.

—  Hormis les marques aux poignets et aux chevilles, je n'ai pas constaté de sévices particuliers, expliqua le médecin.

—  Elle n'a pas été violée ? demanda Lucie à voix basse.

—  Non... Vous pouvez parler normalement, elle ne risque pas de se réveiller. Comme elle s'est brusquement agitée, tout à l'heure, nous lui avons administré un léger sédatif. Son sang et quelques cheveux sont partis en toxico, pour analyse. Mais elle n'est pas déshydratée et ne souffre pas de carence nutritionnelle. De plus, ses ongles coupés excluent l'hypothèse d'un enfermement prolongé. Ses pieds très gonflés prouvent qu'elle a dû marcher sur une longue distance. Pas de coups, pas de blessures, sauf cette plaie dans la paume de sa main gauche...

Lucie l'interrompit :

—  Cette inscription, ce « Pr de retour ». Une idée ?

—  Des incisions réalisées avec un objet très tranchant.

—   Sacré scoop...

Il prit la main de Manon et la retourna.

—          Vu la profondeur, l'auteur de cette barbarie n'a pas fait dans le détail... Mais ce n'est pas tout...

Flavien souleva les draps avec précaution.

Lucie contracta les mâchoires.

—   Merde...

Le ventre de Manon était traversé par deux larges scarifications. Des cicatrices blanchâtres, régulières, indélébiles, et qui formaient comme des lettres, des mots, des phrases, en apparence incompréhensibles. Sauf si...

Lucie inclina la tête.

—   Qu'est-ce que...

Elle se recula vers le pied du lit.

—          Oui... Ces scarifications ont été faites de manière à pouvoir être lues dans un miroir, expliqua Flavien. Chose curieuse, quand on les regarde bien, elles diffèrent assez l'une de l'autre. Comme s'il s'agissait de deux graphies.

—         Vous pensez qu'elles sont l'œuvre de deux personnes différentes ?

—          Oui, je crois. Et pour avoir cicatrisé comme ça, il faut qu'elles aient été faites il y a au moins un mois.

Lucie tenta de déchiffrer les inscriptions. Sous la poitrine, une phrase : « Rejoins les fous, proche des Moines ». Et, juste en dessous : « Trouver la tombe d », avec un long trait qui filait vers la gauche, après le « d ». À l'évidence, la « gravure » avait été violemment interrompue, la lame avait mordu la chair sur près de dix centimètres.

—   Mince... À quoi ça rime ?

—         Je l'ignore. En tout cas, ce qui est sûr, c'est qu'elle est obligée d'affronter ces deux phrases tous les jours,

quand elle se regarde dans la glace pour faire sa toilette. Elle n'a aucun moyen de les éviter. Un peu comme...

—  Des stigmates...

—   Oui. Ou une punition.

Lucie observa l'épaule droite de Manon, tatouée d'un coquillage, puis se laissa bercer quelques instants par le battement hypnotique de l'électrocardiogramme, juste à gauche, avant de demander brusquement à Flavien :

—  Docteur, vous pouvez la réveiller? Je... Je dois l'interroger !

—  Pas pour l'instant! Et, de toute façon, que croyez-vous qu'elle vous dira ? Elle ne se souvient probablement pas de la signification de ces entailles !

—  Elle s'en rappellera, forcément. Ces marques l'ont fait souffrir, elle... elle n'a pas pu oublier. Combien de temps ? Dans combien de temps je pourrai lui parler ?

—  Une ou deux heures. Mais à son réveil, elle aura besoin du plus grand calme. J'ai l'impression que vous n'avez pas très bien saisi toute la situation.

Il attrapa Lucie par le coude et l'entraîna à l'autre bout de la chambre.

—  Quand elle émergera, elle ne reconnaîtra personne. Elle ignorera la raison de sa présence ici et elle ne saura pas non plus ce qu'elle a fait ces dernières années. Elle est prisonnière du présent, il faut que vous compreniez ! Certains amnésiques oublient même qu'ils sont amnésiques, ils tournent dans leur bocal comme des poissons rouges ! Ces taillades, sur son ventre, sont peut-être ses seuls repères. Ou au contraire un supplice à supporter chaque jour. Dans tous les cas, allez-y mollo, d'accord ?

Lucie acquiesça, un peu grimaçante. Une douleur se réveillait dans son mollet. Trop de footings, ces derniers jours...

—         Dites, fit-elle. Le docteur Khardif m'a donné le nom de son psychologue, un certain Vandenbusche...

—   Son neurologue, plutôt...

Flavien sembla hésiter.

—         D'accord, je vais essayer de le joindre... Moi aussi, j'aimerais en savoir un peu plus sur cette histoire de dingues.