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—  Et ? Qu'est-ce que ça signifie ?

—   Nous ne l'avons jamais réellement su... Frédéric refusait de nous le dire, mais j'ai ma petite idée là-dessus... Les araignées sont des animaux qui ne s'apprivoisent pas. On ne peut pas les élever, ni les faire vivre en groupe. Sinon, elles se dévorent ou s'entretuent... Comme elles, Frédéric ne voulait pas qu'on l'apprivoise... Et c'est ce qui a causé son échec...

Brusquement, Lucie serra le poing. Ça lui apparaissait maintenant comme une évidence.

—  Oui, oui, bien sûr, répondit-elle, mais... bon sang... j'avais déjà vu cette broche chez Moinet. Comment j'ai pu ne pas percuter ! Une toile d'araignée ! Un objet mathématique parfait. En forme de...

—  De spirale ! compléta Turin. Une putain de spirale ! Faites voir cette photo !

—   Deux minutes ! répliqua Lucie en se retournant.

Elle se mit à scruter chacun des étudiants sur le cliché. Coiffures irréprochables, regards fiers, tenues sombres.

Soudain, elle fit trois pas vers l'arrière.

Livide, elle plaqua lentement ses paumes ouvertes sur son visage et secoua la tête.

La photo glissa entre ses doigts et se laissa porter par l'air, avant d'atterrir sur le sol.

À droite de Frédéric, un autre col avec une broche... Au premier rang, un autre encore... Et derrière... Et à côté...

45.

Forcés de combattre ensemble malgré le dégoût qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre, Lucie Henebelle et Hervé Turin se tenaient assis côte à côte dans la salle des archives, autour d'une grande table en bois. L'Ovale était une pièce impressionnante par son volume et la pureté de sa forme en ellipse. Partout sur les murs s'alignaient des milliers de thèses, de livres et de revues scientifiques. Au plafond, un étonnant vitrail abstrait projetait sur les étagères d'innombrables touches de lumière multicolores. Bleus profonds, verts incisifs, rouges incandescents.

La photo de la promotion de 1995 reposait sur la table, à côté d'une pile de dossiers scolaires poussiéreux. Sur le cliché, six visages masculins, entourés au stylo-bille noir. À gauche, celui de Frédéric Moinet.

— C'est incroyable, dit Turin, avachi sur sa chaise, les deux coudes sur la table. « Incompatibilité avec l'esprit de l'école », « Manque de rigueur », « Indiscipline », c'est la même chose sur chaque bulletin. Et tous virés la même année alors qu'ils faisaient partie des plus balèzes en maths, physique, chimie...

Lucie se prit la tête dans les mains.

—  Ils ont dû très mal supporter leur échec, fit-elle. Se retrouver sans aucun diplôme après tant d'années d'études, avec pour seul bagage leur savoir théorique... Les portes les plus prestigieuses qui se referment juste devant leur nez, leurs rêves brisés... Comment se reconvertir quand on a la tête pleine d'ambition et farcie de connaissances absolument inexploitables professionnellement ? Comment redevenir simple cadre, ou banquier, ou prof de maths, quand on s'est imaginé être le roi du monde ?

Turin tenait une liste sous ses yeux. En face de chacun des six noms correspondait une adresse que lui avait transmise la brigade.

—   J'en reviens pas, je les ai tous déjà croisés quand j'enquêtais sur l'entourage des victimes du Professeur... Putain... Tout était là, et j'ai rien capté.

Il désigna un type blond, le visage fermé, les cheveux plaqués sur le crâne.

—  Lui par exemple, c'est Olivier Quetier... Il habite aujourd'hui Rodez, une des villes de la spirale, où Caroline Turdent, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, s'est fait buter. Au départ, c'était la meuf de Quetier. Mais un soir où elle le croyait parti en déplacement, il l'a surprise au pieu avec un autre mec. Ils se sont séparés. Sept mois plus tard, on la retrouvait morte, labourée de l'intérieur par des éclats de nautiles...

Il s'arrêta un instant avant d'ajouter :

—  Je me rappelle de ma rencontre avec Olivier Quetier. Un type réservé, extrêmement hautain, alors cadre sup dans une boîte de conseil financier. Un suspect idéal, évidemment, sauf qu'il créchait à Madrid la semaine de l'assassinat. Avec un alibi pareil, nous avons immédiatement laissé tomber, sans même prendre la peine de fouiller dans son passé. Pourquoi on l'aurait fait ? On avait d'un côté un crime ritualisé à dominante sadique, ce qui semblait exclure toute vengeance personnelle, et de l'autre un type à mille kilomètres de là au moment du meurtre.

Lucie fixait la photo, immobile, écrasée par les révélations de Turin. Le Parisien désigna un autre visage.

—  Grégory Poissard, aujourd'hui prof dans une école privée à Limoges, spécialisé en physique quanti- que.

—  Limoges... Pas très loin de Poitiers où un des meurtres a été commis.

—  Exact. Là où Jean-Paul Grunfeld a rendu l'âme...

—  C'est complètement fou, murmura Lucie. Je n'arrive toujours pas à réaliser.

—  Les deux bossaient dans la même école et selon leurs collègues, ils ne pouvaient pas se blairer. Ils se haïssaient même. On m'a raconté une histoire où il était question de restructuration de l'établissement, et donc de suppression de l'un des deux postes. Bref, Poissard avait le cul sur un siège éjectable.

—  Et je parie qu'il avait un alibi en béton à la mort de Grunfeld ?

—  Il skiait dans les Alpes, au milieu de dizaines de témoins. Physiquement, il ne pouvait pas être l'auteur du crime.

Lucie soupira.

—  Tout comme Frédéric qui séjournait aux États- Unis lors du décès de sa sœur. Sa sœur, qu'il détestait. Sa sœur, qui tenait les rênes de leur société familiale. Sa sœur, qui essayait de le guider, de le dominer...

Turin approuva d'un mouvement de la tête. Les couleurs des vitraux se reflétaient maintenant sur son profil anguleux.

—  Nous cherchions à l'époque un homme, célibataire, pervers, sans attaches, paraissant frapper au hasard et reproduisant toujours la même mise en scène sanglante. Un de ces putain de tueurs en série comme on n'en trouve que dans les bouquins.

—  En fait, un tueur... presque trop attendu, trop scolaire. Ce qui vous a éloignés de certains individus comme Poissard ou Frédéric Moinet. Vous avez creusé dans la mauvaise direction...

Turin serra les mâchoires. Il se voyait encore interroger ces suspects. Il avait été si proche d'eux, et pourtant si loin de la vérité. Il interrompit la jeune flic :

—   Vous auriez été meilleure que nous, peut-être ?

Lucie réfléchit avant de répondre :

—  Non, je ne crois pas. Il faut bien l'avouer, le système était infaillible. Le Professeur qui n'était pas une seule personne mais ces six personnes en même temps...

Elle considéra de nouveau la photo, les broches en forme de toile d'araignée, et continua :

—  Ils ont cherché à commettre le crime parfait, aussi implacable qu'une démonstration mathématique. Ils ont créé le Professeur de toutes pièces, à partir de documentation, de recherches sur nos techniques, sur le comportement de ce genre de psychopathe. Avec toute leur intelligence, leur rigueur, leur confiance absolue les uns envers les autres, ils ont bâti un être inhumain, un assassin sans pitié, obéissant à un mode opératoire hallucinant qui porte leur signature commune : la spirale... Nous avons tous plongé, alors que l'ensemble de « l'œuvre » du Professeur n'était qu'un gigantesque scénario, un plan destiné à nous tromper, à désorienter les psychologues !

Elle se leva de sa chaise et appuya ses deux mains sur la table.

—  Frédéric Moinet a « choisi » sa sœur et l'un de ces salopards l'a tuée à sa place ! Était-ce une question d'argent ? Un jeu pour prouver son emprise sur le monde, sur nous ? Un châtiment infligé à la société ? Ou se l'est-il payée simplement parce qu'il la vomissait ?

Elle se tourna vers Turin.

—  Et lui, qui a-t-il assassiné en contrepartie ? Quelle part du contrat a-t-il respectée ?