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Quand le brouillard se dissipa, laissant derrière lui des yeux larmoyants et un concert de toux, une dizaine de pistolets vinrent braquer l'individu assis dans un coin.

Il avait saisi une fusée autopropulsée et se l'était fourrée dans la bouche.

Le « calisson d'étoiles ».

La pierre de son briquet crépita une dernière fois.

47.

Jamais la pluie qui s'abattait sur les champs alentour ne laverait les drames sordides perpétrés des années plus tôt. Lucie regroupa ses mains au-dessus de son volant dans un grand souffle libérateur.

Tout était terminé.

Assise à côté d'elle, Manon considérait depuis leur départ la feuille de papier posée sur ses genoux. Sa tête lui faisait affreusement mal, ses yeux lui brûlaient. Elle essuya les perles qui roulaient sur ses joues et dit en gémissant :

—  Non, pas Frédéric... Pas mon frère... Dites-moi que ce n'est qu'un mauvais rêve...

Lucie lui lança un regard où se mêlaient la lassitude et la compassion, la peine et le dégoût. Elle reprit une nouvelle fois :

—  J'aimerais bien, Manon. J'aimerais tellement. Mais... il a fait partie du Professeur, de ceux qui ont commis le pire. Il va falloir vivre avec. Je suis sincèrement désolée...

Manon observa ses mains, ses longues mains tremblantes, qu'elle ne contrôlait plus, ses mains qui voulaient arracher, frapper, détruire.

—  Non... Non... Non... répétait-elle.

Après une longue hésitation, elle baissa les paupières, inspira amplement et chiffonna le résumé des événements de ces dernières heures, cette escalade de démence absolue.

—         Qu'est-ce que tu fabriques ? s'étonna Lucie, qui avait mis un temps considérable pour tout rédiger.

Manon ouvrit la fenêtre et, dans un geste de désespoir, lâcha la boule de papier dans le vent.

—  Mais Manon ! Pourquoi ? Pourquoi ?

—  Pas Frédéric... Pas lui...

Elle agrippa ses cheveux et se mit à hurler :

—          Comment voulez-vous que j'apprenne une chose pareille ? Que mon propre frère a... a fait assassiner ma sœur ? Que lui-même a tué ? Qu'on lui a ouvert la poitrine? C'est... C'est au-delà de mes forces ! Personne ! Aucun être humain ne peut vivre ce que je vis ! J'aimais mon frère ! Et il m'aimait !

Lucie garda le silence.

—         Mais dites quelque chose ! s'écria Manon, hors d'elle. Dites quelque chose !

La jeune flic sentit les larmes inonder ses yeux.

—         Que veux-tu que je te dise ? Que tu as raison ? Que tu as tort ? Je... Bon sang Manon, je ne suis pas Dieu !

Aux larmes s'ajoutait à présent le ton de la révolte.

—         Ce n'est pas moi qui vais bâtir ton existence ! Qui vais te guider dans tes décisions ! D'un côté, tu as le choix d'ignorer ! Il suffit que tu notes quelques mots, qui peuvent tout changer. Apprendre que le Professeur était un assassin de la pire espèce, un déséquilibré, mort en se suicidant ! Que cette histoire s'est bien terminée, comme dans un bon film ! Qu'importe ! Tu aurais la conscience tellement tranquille !

Elle reprit son souffle avant de continuer :

—   Mais de l'autre, tu as enfin la possibilité de connaître la vérité, de comprendre pourquoi ta sœur et tous ces pauvres innocents ont été assassinés. C'était ton but, non ? Voilà plus de trois ans que tu t'éreintes dans cette traque ! MemoryNode, tes cicatrices, tes recherches, tes nuits blanches ! J'ai failli y rester pour toi ! Me noyer, laisser derrière moi deux orphelines ! Tu imagines ?

—   Je...

—  Et aujourd'hui, tu peux connaître la vraie vérité, pas ta vérité, et tu la refuses ? C'est toi-même qui disais que les souvenirs font ce que nous sommes, nous donnent une raison de vivre ! Qui seras-tu Manon, si tu te fabriques un faux passé ?

Manon tenta de refouler ses sanglots. Tout se bousculait en elle, à une vitesse prodigieuse.

—  Je... Je vis peut-être déjà avec un... un passé qui n'est pas le mien, bafouilla-t-elle, que je me suis fabriqué pour... que tout aille bien... J'évolue peut-être... dans une bulle... Tout ceci, ce qui gravite autour de moi n'a peut-être jamais existé. Je ne sais pas... Je ne sais plus...

Cette fois, Lucie ne rompit plus le silence. Le lent anesthésique de l'oubli allait de nouveau envelopper la jeune mathématicienne, la détacherait de la réelle valeur des choses. Elle n'en garderait aucun traumatisme, pas la moindre trace mnésique. Juste une sensation de vide, une impression somme toute tranquillisante. Qu'allait-elle devenir ? À qui se raccrocherait-elle, sans le soutien de son frère ? Continuerait-elle à traquer le Professeur, à tourner en rond, à vivre une histoire sans fin ?

Lucie éprouva la brutale envie de tout casser dans ce monde tellement déséquilibré.

Dans le faisceau des phares se dessina le contour d'un panneau routier.

« Caen, 129 km. »

—          J'aimerais que vous m'accordiez une faveur, demanda Manon. Je voudrais faire un saut à Caen. J'ai besoin de voir ma mère...

Elle regarda Lucie.

—          J ' ai mal au crâne... Pourquoi j ' ai pleuré ? Qu'est-ce que cela signifie ? Et vous ? Vos yeux en larmes ? Pourquoi ?

La flic soupira et s'essuya les yeux.

—          C'est une longue histoire... Je te la raconterai plus tard...

Manon se mit à fouiller dans ses poches, la boîte à gants, les rangements latéraux.

—   Mon N-Tech ! Où est-il ?

—   Cassé... Il est cassé...

—   Cassé ? Mais...

—         Fais-moi confiance, dit Lucie avec tendresse. Tu sais que tu peux me faire confiance, tu sais ça ?

—          Je... Oui, je sais... Alors, pour ma mère ? Elle nous préparera quelque chose, avant qu'on reprenne tranquillement la route ! Et puis, vous avez l'air franchement fatiguée. Je conduirai sur la fin du trajet.

—          C'est que... Je suis... Je suis vraiment pressée de rentrer... Mes jumelles m'attendent...

—          Ah, vos jumelles ! Oui, je sais. Vos petites filles...

Lucie avait envie d'exploser, de crier que Marie Moinet croupissait sous terre, que sa maison avait été vendue. Que Manon aurait dû apprendre la mort de sa mère, malgré la souffrance, les efforts nécessaires pour

le faire. Qu'on ne peut pas garder que le meilleur. Car c'est le pire qui régule une vie, qui forge l'existence et rend les êtres forts.

—  Je comprends... fit Manon. Ce n'est pas grave... Je reviendrai avec Frédéric. Ça doit faire longtemps qu'on n'est pas allés lui rendre visite.

Et elle continua à poser des questions, et Lucie à répondre sans entrain. Manon ne se rappelait même plus de l'arrivée de Turin sur l'enquête, de leur route commune vers Bâle, moins encore qu'il avait profité d'elle. Tout était perdu, évanoui quelque part. Un jour, d'autres Turin débarqueraient dans sa vie... Et tout recommencerait... La spirale...

Sans trop savoir pourquoi, Lucie songea au jeune Michaël, frappé du syndrome de Korsakoff, dont la seule place restait, en définitive, l'hôpital psychiatrique. Là où il vivrait en sécurité, avait confié Van- denbusche. Manon, malgré son intelligence et toute sa volonté, finirait-elle un jour dans ce genre d'établissement, parmi les schizophrènes et les suicidaires ?

Abattue, démontée, Lucie décrocha néanmoins son téléphone qui vibrait sur le tableau de bord.

C'était Kashmareck.

Les quatre autres avaient été arrêtés.

C'en était fini du Professeur, pour toujours.

Et Manon constatait, en s'observant dans le rétroviseur central :

—  C'est bizarre, cette coloration rousse... J'ai vraiment de drôles de goûts, parfois...

À Dunkerque, Clara et Juliette se ruèrent dans les bras de leur mère. Lucie, épuisée après une nuit blanche au volant, les serra contre elle, émue. Il s'en était fallu de si peu pour qu'elle se noie dans la grotte.