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En début d'après-midi, sur le trajet du retour, les filles ne cessèrent de parler, de raconter les petites choses de leur vie. Lucie les écouta, leur répondit, mais alors que Lille se rapprochait, elle ne put s'empêcher de replonger progressivement dans ses pensées. Obsédée par la Chimère, elle redoutait de retrouver son appartement.

À peine s'était-elle garée devant chez elle qu'elle aperçut des étudiants en train de fumer sous le porche de l'entrée. Elle prit ses jumelles, une dans chaque bras, et avança dans le hall, la tête baissée. Rentrer, se cloîtrer, le plus vite possible. Ne pas avoir à affronter leurs regards. Pas maintenant. Tout tournait tellement en elle. Elle ne se rendit même pas compte de la présence d'Anthony dans le groupe.

Sans un mot, Lucie récupéra la nouvelle clé auprès de la concierge et s'enferma à double tour.

La vue du verre brisé, dans sa chambre, lui porta un coup supplémentaire au moral. Elle se précipita vers sa petite armoire, comme si, au fond d'elle-même, elle espérait un miracle.

Mais le meuble était bel et bien vide.

La jeune femme s'écroula sur son lit, tandis que Clara et Juliette retrouvaient leur chambre, leurs jouets, leur univers ludique. Si heureuses dans leur cocon.

Soudain, on frappa à la porte. Juste un coup. Lucie tourna lentement la tête, puis se leva, un mouchoir à la main. Elle ouvrit pour ne découvrir que le vide du couloir, s'avança, rejoignit les étudiants dans le hall, parmi lesquels elle reconnut Anthony, et demanda :

—  Vous n'avez vu personne sortir? Là, maintenant ?

Elle obtint le silence pour seule réponse. Après un échange de regards, l'un des garçons osa enfin :

—   Non, personne n'est sorti...

Lucie serra ses deux poings.

—   Vous allez me harceler comme ça longtemps ?

—  Vous harceler ? Mais qui vous harcèle ici ? Ça ne va pas, madame ?

Elle partit à reculons, sans comprendre. Alors, ce coup sur la porte ? Juste un jouet qui tombe ? Une farce de ses filles ? Probable.

Dans sa cuisine, elle se versa un grand verre de jus d'orange qu'elle ne réussit même pas à avaler. Trop nauséeuse. Tout à l'heure, elle irait chercher Manon à l'hôpital et la raccompagnerait chez elle, impasse du Vacher. Tout promettait d'être vraiment compliqué. La mort de Frédéric... son implication dans les meurtres du Professeur... Les arrestations en série... Cette folie...

Mais Lucie faisait confiance à Vandenbusche. Il saurait prendre les bonnes décisions quant à l'avenir de sa patiente... La liberté, ou alors...

Ce soir également, Lucie obtiendrait les dernières conclusions de l'enquête. Savoir qui, parmi les quatre interpellés, avait enlevé Manon et tué Dubreuil. À moins qu'il ne s'agisse d'Ardère ou en définitive de Frédéric. Dans ce cas, le « pourquoi » resterait sans doute en suspens pour toujours.

Lucie inspira. Aux autres de trouver les réponses à présent. Son rôle s'arrêtait là.

D'un mouvement lent, elle fit tourner le jus d'orange sur lui-même, puis regarda longuement dans le vide. Tout à coup, elle posa avec fermeté le verre sur la table, se leva, se rassit, se leva de nouveau.

Une fois dans le hall, elle appela :

—   Anthony ?

L'étudiant releva la tête.

—   Oui?

—  Viens, s'il te plaît.

—   Pourquoi ?

—   Viens, dépêche-toi !

Il chercha un soutien dans les yeux de ses amis, qui détournèrent le regard. Alors il s'approcha, la démarche hésitante.

—          Madame, écoutez... On a vu les policiers, chez vous. On sait que votre porte a été forcée, mais ce n'est pas moi qui...

—          Peu importe si c'est toi ou un autre. Je veux juste te parler.

Le jeune homme suivit Lucie dans l'appartement. La vue des gamines dans leur chambre le rassura. Rester seul avec cette folle... Pas question...

Direction la cuisine. La flic ferma la porte donnant sur le salon.

—   Vous pouvez pas laisser ouvert ?

—   Assieds-toi...

Anthony obéit, les mains moites. Lucie s'installa sur une chaise en face de lui.

—          Je sais que l'un de vous a volé le contenu de mon armoire. Que vous êtes tous au courant.

Anthony répéta, en baissant les yeux :

—   Ce n'est pas moi qui...

—          Peut-être, peut-être pas, qu'est-ce que ça change ?

La voix tremblante de Lucie fit place à un interminable silence. Anthony ne savait plus où se mettre. La jeune femme finit par reprendre :

—         Je... Je ne veux pas que vous racontiez des bêtises. Alors, je vais te dire la vérité, que tu rapporteras aux autres. Je peux compter sur toi ?

Anthony acquiesça. D'un geste rapide du bras, il essuya la sueur sur son front.

Le silence, de nouveau. Lucie peinait à commencer son récit. Rouvrir la cicatrice, des années plus tard... Laisser affleurer son passé, sans fermer les barrières, sans rien refouler...

—          Dans cette armoire se trouvaient deux échogra- phies. Tu les as bien vues... Je me trompe ?

—  Euh... J'ai vu celle de vos jumelles, mais...

—          Ce n'étaient pas mes filles. Ces échographies me viennent de ma mère...

Anthony eut un léger recul de surprise.

—   Votre mère ? Vous voulez dire que...

—          L'une des deux jumelles, c'est moi... J'avais trois mois et je mesurais moins de dix centimètres... Et sur la seconde échographie, j'ai cinq mois... Mes membres avaient grossi. Tu as dû voir les petites mains, les doigts... la masse sombre du crâne, les os de la colonne vertébrale.

—  Oui, oui, mais... c'est pas moi, je vous jure... Et puis j'y comprends plus rien. On croyait que c'était un troisième enfant sur l'autre échographie... Un enfant qui...

—  Que j'aurais découpé en morceaux par exemple, et conservé dans un bocal, c'est ça ?

—  Non, c'est pas ça... Mais il n'y a qu'un bébé sur cette échographie ! Où se trouve votre...

Anthony ne termina pas sa phrase, soudain frappé par l'évidence.

Lucie le regarda droit dans les yeux.

—  Eh oui Anthony, entre le troisième et le cinquième mois ma jumelle avait disparu. Je l'avais purement et simplement... absorbée. J'ai dévoré ma sœur...

Elle se prit la tête dans les mains, incapable de continuer de parler. Elle revit la chambre d'hôpital, se rappela ces bandages, autour de son crâne, les visages des médecins, les sons, les couleurs, les odeurs écœurantes... Puissance de la mémoire... Manon avait tellement de chance, parfois, de pouvoir choisir.

Péniblement, elle chuchota enfin :

—  Dans le petit récipient, il y a... une mèche de cheveux, deux ongles et... et trois dents, qui baignent dans un liquide verdâtre. Je les ai mélangés à du formol... On avait retrouvé tout ça sous mon crâne, à l'intérieur d'une excroissance, ce que les médecins appellent un kyste dermoïde intra-cérébral.

Anthony se sentait de plus en plus mal à l'aise. D'un geste hésitant, il plongea la main dans la poche de son jean.

—  Euh... J'ai du mal à vous suivre... Vous voulez un Kleenex ?

—  Non. Écoute-moi Anthony... Quand... Quand j'ai découvert la vérité, j'ai fait toutes les recherches possibles et imaginables... La majeure partie des kystes der- moïdes se forment très tôt, au stade embryonnaire... Ce qu'il se passe, c'est que... l'ectoderme, un feuillet externe de l'embryon dont, plus tard, dérivent divers éléments comme la peau, les cheveux, les dents, se trouve enfermé à l'intérieur d'autres tissus... Mais cet enfermement n'empêche pas l'ectoderme d'évoluer... Et cela entraîne l'accumulation de substances impossibles à évacuer. Elles constituent ce fameux kyste dermoïde... Généralement, il se développe dans l'utérus... Mais en ce qui me concerne, il... il a grandi sous la boîte crânienne... Les douleurs sont apparues à l'âge de la puberté. J'avais seize ans au moment de mon opération.