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—  C'est horrible ce que vous racontez... Des ongles, des dents, là, dans la tête ?

Lucie détourna le regard.

—  Le pire, c'est que mon cas ne correspond pas vraiment à la définition traditionnelle du kyste dermoïde... La matière organique que l'on a sortie de mon crâne n'était pas la mienne... La vérité, c'est qu'une partie de ma jumelle avait continué à grandir, à se développer en moi, alors que je l'avais avalée...

—  Ce n'est pas possible !

—  Si, c'est possible... J'ai fait des tests ADN de ce kyste, il y a des années. Les dents, les ongles, les cheveux...

Elle inspira.

—  Cet ADN n'était pas le mien... Je suis ce que la science appelle une Chimère, Anthony. Une Chimère... Je suis responsable de la mort de ma propre sœur.

L'étudiant ne savait plus comment réagir. Cette histoire était une abomination. Il dit cependant :

—  Vous savez, quand j'ai vu votre bocal, j'ai cru que... Je sais pas... Que vous aviez fait des trucs bizarres, genre magie noire, ou vaudou. Que vous aviez tué l'un de vos propres enfants, et gardé les restes... Un peu comme le drame de ces bébés congelés. Mais là... vous n'étiez même pas née, c'est pas de votre faute ! C'était juste un accident !

Lucie esquissa un petit sourire triste. Elle se leva et dit:

—   En tout cas, toi et les autres, vous devez me rendre ce qui m'appartient... Il est temps que je coupe le cordon. Que je me sépare de ma jumelle. Pour toujours...

Anthony se leva à son tour et recula de sa démarche maladroite vers la porte de la cuisine, sans quitter la jeune femme des yeux. Il resta là quelques secondes, avant de s'enfuir, les épaules baissées.

Dix minutes plus tard, Lucie ramassait une boîte fermée devant sa porte d'entrée.

Les squatteurs, dans le hall, avaient tous disparu.

Elle s'isola dans la salle de bains et posa le carton sur le bord du lavabo. Avec une douleur infinie, elle sortit alors les échographies et le bocal, ces traces venues hanter ses nuits depuis l'adolescence et qui l'avaient transformée en un être solitaire et incompris.

Elle avait tant à donner, à partager. Tellement d'amour. Et elle n'avait jamais pu. À cause de ça.

Les yeux en larmes, la jeune flic tourna le robinet, hésita une dernière fois, et fit basculer le contenu du récipient qui glissa contre l'émail avant de disparaître définitivement.

La Chimère venait de mourir.

L'avenir s'ouvrait, enfin...

Épilogue

Manon avait retrouvé son appartement sans aucune émotion particulière. Tout s'était résumé à une simple série de gestes minutieux dictés par la mémoire procédurale. Enfoncer la clé dans la serrure, la tourner, entrer, et la poser à son emplacement, dans une coupelle, à proximité du téléphone. Finalement, rien pour elle ne semblait vraiment différencier ce jour d'un autre, sauf peut-être la perte de son N-Tech. Selon la jolie flic aux boucles blondes qui l'accompagnait, il était cassé.

La jeune amnésique relisait à présent les consignes notées sur une des feuilles de papier qu'elle ne lâchait pas des mains depuis son retour chez elle.

« Faire confiance au lieutenant de police Lucie Henebelle, ouvrir la partie room, saisir la combinaison du coffre, récupérer les mots de passe, allumer l'ordinateur, se connecter au serveur de MemoryNode et charger la sauvegarde sur le nouveau N-Tech. »

— Vous voyez, dit-elle fièrement à Lucie en se dirigeant vers la lourde porte de métal. Impossible de me voler la mémoire. J'ai été extrêmement prudente.

Elle pianota sur le digicode et se retourna. Face au regard étonné de Lucie, elle expliqua :

—  J'avais appris quelques numéros par cœur avant mon accident. Alors dès que je vois qu'il faut taper un code, je les essaie. Vous savez, je ne laisse personne pénétrer ici.

—  Après ce que nous venons de vivre toutes les deux, je vais me permettre d'entrer quand même.

Sans comprendre à quoi Lucie faisait référence, Manon la laissa néanmoins passer devant elle. Les deux femmes s'engagèrent dans la caverne hermétique couverte de papiers, d'articles, de clichés...

Rapidement, Lucie se perdit dans les formules mathématiques, les déductions alambiquées, les faits historiques, les indications personnelles... Autant d'idées qui, l'espace de quelques minutes, avaient habité Manon avant de venir tapisser ces murs.

Avec calme, dégoût aussi, la flic se dirigea vers les photos des victimes et se mit à les décrocher une à une.

Manon se précipita sur elle et la repoussa violemment.

—   Que faites-vous ? Ne touchez pas à ça !

Dans un long soupir de résignation, Lucie répondit :

—  Regarde tes notes... Tout est terminé... Le Professeur n'existe plus...

Manon se plongea nerveusement dans ses feuilles et redécouvrit les phrases qu'elle avait elle-même inscrites de sa petite écriture fine.

«... Romain Ardère, directeur d'une société de pyrotechnie, a été abattu par une équipe de police que j'accompagnais. Il est mort sous mes yeux... »

Suivaient des pages et des pages d'un récit hallucinant qui racontait dans le détail comment Manon avait d'abord découvert la tombe de Bernoulli, puis la grotte de l'île Rouzic et les scalps carbonisés des vie- times. Comment elle avait alors prévenu Lucie Hene- belle qui, grâce à des cheveux et des poils retrouvés sur place, avait pu faire analyser l'ADN de l'assassin et remonter sans problème jusqu'à lui, Ardère étant évidemment fiché dans le FNAEG[10].

Une version digne d'un épisode des Experts.

Manon avait passé sa matinée à rédiger ces fausses explications à partir des données obtenues par le professeur Vandenbusche auprès de la police. Quand Lucie était venue chercher la jeune amnésique à l'hôpital, le neurologue lui avait expliqué qu'il approuvait sa patiente. Selon lui, elle avait « choisi sa vérité », et si elle pouvait, grâce à cela, vivre heureuse malgré la part sombre de son histoire, c'était le plus important.

Manon releva la tête et expira longuement.

— Il faut absolument que je mémorise cela ! Je vais tout enregistrer, tout apprendre par cœur ! C'est terminé Lucie ! Grâce à vous ! Je me sens tellement... Je ne sais pas, c'est inexplicable. J'ai le sentiment d'une grande paix intérieure. Ma sœur a enfin obtenu vengeance...

Elle attrapa la main de Lucie et la serra très fort. Un signe de gratitude que la flic accepta à contrecœur.

Manon avait refusé d'affronter la réalité et décidé de vivre dans une bulle, dans un monde à des années- lumière de la crasse terrestre. Alors, toujours sur le papier, Frédéric était parti précipitamment travailler en Australie, dans une entreprise internationale qui fabriquait des puces RFID, il garderait un pied-à-terre à Lille, et leur mère avait décidé de le rejoindre pour y couler une retraite tranquille. Tous deux allaient s'installer dans la baie de Port Phillip. Un conte de fées. On aurait presque dit la fin d'un roman.

Et tellement d'autres mensonges... Mais se mentir à soi-même sans en avoir conscience, était-ce toujours un mensonge ?

Combien de temps tiendrait-elle ainsi ? Qui enverrait des réponses à ses courriers vers l'Australie ? Qui continuerait à remplir les trous pour que tout se passe bien ? Pour qu'elle ne finisse pas dans un hôpital psychiatrique, comme Michaël ? Qui ? Vandenbusche ? Au fond, pouvait-on lui donner tort ? De quel droit s'autoriser à juger ? Manon conservait le souvenir de la chaleur de sa mère, de son frère. Elle ne vivait plus qu'au travers de ces seules perles de bonheur. C'étaient les derniers éléments qui la raccrochaient réellement à la vie. Alors, pourquoi les détruire par l'annonce d'un décès ? Pourquoi les rendre douloureux ?