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FRANCK THILLIEZ

La mémoire fantôme

C'est une bien triste mémoire que celle qui ne fonctionne qu’à rebours.

Lewis Carroll

Prologue

La rumeur rapportait qu’elle les avait tous tués. Une femme, un enfant de quatre ans, des hommes, retrouvés pendus, au fil des années. De génération en génération, la parole s’était répandue, déformée, amplifiée. Jamais il n’y eut de preuve, ni la moindre certitude. On soupçonnait, voilà tout. On prétendait même que, la nuit, les esprits du passé venaient à nouveau l’habiter, que d’étranges lumières dansaient à l’étage. Des bulldozers avaient essayé de la détruire, disait-on, mais ils avaient à chaque fois subi de mystérieuses pannes. Toute tentative de l’arracher à ses terres, et ce depuis longtemps déjà, avait été vaine.

La semaine précédente, Salima plaisantait devant un tel déferlement d’idioties. La veille encore, elle n’y croyait pas. Mais là, face à cette maison de maître abandonnée, entre Hem et Roubaix…

— Tu prends juste tes photos et on fiche le camp, OK ?

Contre la clôture de la propriété, Alexandre l’attrapa pour l’embrasser façon cour d’école.

— Tu commencerais pas à flipper, toi ?

— C’est pas ça. Mais moins on traîne, mieux ce sera. Tu connais ma mère…

Ils escaladèrent un mur par le nord, en prenant appui sur de la ferraille et du bois déjà entassés par d’autres chasseurs de fantômes, et atterrirent parmi les orties et les buissons d’épines.

Salima se redressa. Les cyprès agités par le vent se détachaient sur l’écran noir des ténèbres. Puis, juste derrière, la demeure figée, à la pierre froide, si froide… Les doigts de la jeune fille se crispèrent sur le blouson de son copain.

Ils s’avancèrent et grimpèrent péniblement jusqu’à l’une des rares fenêtres non murées de l’étage.

L’intérieur. Des crissements de verre pilé, sous leurs pas. L’adolescent alluma sa lampe torche.

— Des canettes, chuchota Salima.

— Et des seringues. Je savais pas que les fantômes se shootaient. Ça casse un peu le mythe.

Alexandre éclaira l’espace alentour. Un cube écœurant de tapisserie décollée, de cloisons vergetées d’humidité. Pas de meubles, pas de lit, juste un matelas mal en point, piqueté de taches d’urine.

— C’était la chambre du môme. C’est là que sa mère l’aurait retrouvé raide mort. Sous tes pompes, exactement.

— Ferme-la, merde ! Pas besoin de savoir ça !

En un clin d’œil, Alexandre coinça sa petite lampe entre ses dents et sortit son appareil photo numérique.

— Demain, je balance tout sur mon blog. Ils vont être verts au bahut. Suis-moi, on se fait d’abord le bas.

Salima, beurette aux longues tresses travaillées, se raidit.

— Pourquoi ? Y a pas besoin ! Tout est muré, y a pas d’issue ! Si on doit…

— Si on doit quoi ?

— Je… Je sais pas… Se tirer, par exemple ! Merde ! Il s’est quand même passé des choses zarbi ici !

Le front relevé, Alexandre haussa les épaules.

— Reste ici si tu veux, trouillarde. Moi, je descends…

Elle se cramponna à lui.

— Faut toujours que t’aies le dernier mot. Sale con.

Ils s’engagèrent dans l’escalier. Partout s’étalaient les teintes glacées de l’obscurité. L’imagination de la jeune fille se mit à galoper. Elle voyait des doigts osseux effleurer les siens, des profils évanescents se creuser d’ombre et de feu. Oui, la demeure respirait, son cœur palpitait, quelque part. Pour la première fois, Alexandre répondit à l’étreinte de sa petite amie avec la même intensité.

À présent, il n’en menait pas large non plus, du haut de ses dix-sept ans. Le sang allait-il suinter des murs et dégouliner aussi noir que le raisin, comme on le prétendait ?

Non, non, impossible. Juste une légende urbaine.

Ils débarquèrent dans un hall circulaire aux fenêtres condamnées, aux perspectives fuyantes. L’antre sentait le renfermé, le salpêtre, l’humidité d’une mauvaise cave. Sur le carrelage défoncé s’entassaient des sacs de plâtre, de l’enduit, des outils de chantier. Truelles, pelles, burins, scies, pioches. Salima pressa son écharpe contre son nez. Soudain, dans sa tête, la brutale vision d’un crâne fracassé à coups de marteau.

Devant elle, le crépitement d’une charge électrique, puis la violence blanche d’un flash. Alexandre tournait sur lui-même, le doigt sur le déclencheur numérique. Dans la succession des éclairs surgirent les morceaux d’un miroir brisé, des assiettes ébréchées, des bougies consumées disposées en pentacle.

Alexandre se figea. Son assurance de jeune coq vola en éclats. Face à lui, sur le sol, un récipient débordant d’un liquide rouge.

— Fuck !

Il se pencha.

— On dirait du…

Un craquement, dans une autre pièce. Suivi de l’explosion d’un objet qui chute.

Quelqu’un. Ou quelque chose.

Alexandre recula de trois pas, ses pieds s’emmêlèrent avec ceux de sa copine. Scène de panique. Soudain, une caresse poisseuse refroidit sa nuque.

La terreur le bâillonna. Il posa sa main sur son oreille. Ses doigts se teintèrent d’un film pourpre.

Ça coulait du plafond.

Du sang.

Salima étouffa un cri, puis tomba à la renverse contre la première marche de l’escalier. Alexandre lâcha sa lampe qui roula contre la cloison. Sa respiration s’accéléra. Il aida la jeune fille à se relever.

Et, tandis qu’ils fuyaient, les jambes à leur cou, une ombre se déplia lentement et s’avança vers le centre du hall. Sous sa capuche noire, la silhouette ramassa la lampe abandonnée, puis orienta le faisceau vers le haut.

L’œuvre touchait à sa fin. Le chaos mathématique, contenu dans la perfection du cercle.

L’œil de lumière épousa un serpent d’inscriptions, nourri de centaines de chiffres. L’ensemble dévorait le moindre centimètre carré de plâtre.

Une main gantée plongea son pinceau dans la bassine. Il fallait des chiffres, encore, et encore. Jusqu’au sol.

Sceller le destin d’une prochaine victime.

Brusquement, alors que la matière visqueuse se répandait sur les murs, le visage sous la capuche se teinta d’un étrange reflet blanchâtre.

La masse sombre paniqua et ajouta alors d’un geste précipité, avant de disparaître : « Si tu aimes l’air, tu redouteras ma rage. »

1.

Un mois plus tard.

Les essuie-glaces peinaient à évacuer les trombes d’eau qui se déversaient sur le pare-brise de la Mercedes.

Au-dessus de l’habitacle, les arbres, secoués par une force monstrueuse, semblaient sur le point de se rompre. Alain se pencha sur le volant, le nez collé au tableau de bord. Il n’y voyait absolument rien.

Se faire plumer au casino de Saint-Amand-les-Eaux pour, à présent, affronter la tempête du siècle ! Malchanceux jusqu’au bout des ongles. Les derniers kilomètres avant Valenciennes risquaient d’être pénibles.

Il décéléra encore. Fichue météo. On prévoyait des pluies torrentielles accompagnées d’orages d’une rare intensité pour le reste de la semaine.

En une fraction de seconde, son visage se creusa d’une affreuse grimace. Son pied écrasa la pédale de frein, les roues arrière se bloquèrent dans une éruption de gerbes liquides. L’avant de la voiture s’immobilisa à quelques centimètres à peine d’une énorme branche arrachée. D’autres débris propulsés à une vitesse effroyable déchirèrent le faisceau lumineux des phares.