— Bon là, faut quand même pas abuser… Ils n’existent que dans les films et dans votre tête, ces malades.
Lucie le fusilla du regard. Greux se mit à rougir, soudain conscient de sa bévue. Tous, à la brigade, connaissaient son abominable histoire avec cette gamine diabétique. « La chambre des morts », où la réalité avait largement dépassé la fiction.
La flic finit par s’orienter vers les curieuses inscriptions.
— Peinture… constata-t-elle.
— Heureusement. Vaut mieux ça que… Enfin, vous comprenez…
— Oui, je vois. « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00. » Quel charabia ! J’ai horreur de ça ! Quelle clé ?
— Toutes ces allumettes, vous avez une idée ?
Lucie secoua la tête.
— « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Peut-être qu’il faudrait les compter… Mais ça nous prendrait des heures. Sans oublier qu’on a une chance sur deux de se tromper. Il y en a tellement.
— Et quand bien même ? Pour sûr on obtiendra un nombre, cinq mille, dix mille ou quinze mille. Voire dix mille cinq cent quarante et un ou quinze mille cinq cent soixante-neuf. Et alors ? Ça nous avancerait à quoi ?
Lucie pivota sur elle-même.
— Il nous manque la clé. Qui sont les Autres ? Tu remarqueras qu’il a noté ce mot avec une majuscule.
Greux relut rapidement la phrase sur le mur.
— Bah ça non, j’avais pas vu !
— Non mais c’est pas vrai ! Là, ça commence à bien faire, major, OK ?
Lucie considéra sa montre, nerveuse.
— Il nous reste à peine trois heures… Il faut compter, je suis persuadée qu’il faut compter…
— Franchement, j’suis pas chaud. J’ai déjà les yeux explosés.
Elle se baissa de nouveau, ses doigts glissèrent sur les fines tiges de bois.
— « Trouve dans les allumettes ce que nous sommes. » Manon a un rôle là-dedans, il s’est servi d’elle pour nous alerter, nous amener ici dans des délais qu’il a lui-même fixés…
Elle se redressa brusquement. Elle venait de comprendre pourquoi le ravisseur avait libéré sa proie.
C’était une évidence.
Manon était la clé. Celle qui comprendrait le message.
Elle sortit sur le perron. Toujours le grondement de la forêt autour d’eux. Les gendarmes jetèrent simultanément leurs mégots par terre.
— Est-ce que vous avez touché aux allumettes ? demanda-t-elle. En avez vous ramassé ?
Le plus replet — encore lui — la considéra d’un air surpris.
— Deux trois, oui. On s’est… amusés à en griller quelques-unes, avec notre cigarette. Fallait bien passer le temps en vous attendant.
— Combien ? Deux ou trois ?
— Quoi ? Mais j’en sais rien ! Deux, trois, huit, douze ! Qu’est-ce que ça peut faire ? Il y en a des milliers d’autres ici ! Vous n’allez pas pleurer pour quelques allumettes ? Y’a quand même plus important dans le monde, non ?
Lucie sortit son portable.
— Je réveille le commandant de la brigade, qu’il se débrouille avec le parquet de Valenciennes pour nous donner des moyens et lancer la procédure judiciaire.
— Z’êtes folle ou quoi ? Pourquoi vous voulez alerter la cavalerie ?
Le gendarme jeta un œil vers son collègue.
— Après tout, c’est vous que ça regarde. C’est vous qui aurez les chiens sur le dos, pas nous…
Lucie ne se laissa pas impressionner.
— Messieurs, je fais appel à votre bonne volonté et à votre collaboration. Dès les prélèvements de la scientifique effectués, il faudra compter ces allumettes, y compris celles balancées dans la boue. Et sans erreur.
— C’est un gag, là ?
Lucie prit son air mauvais. Elle haussa sérieusement le ton.
— Ça y ressemble ? Je fais mon job, voilà tout ! On a en face de nous un type qui a séquestré une femme, et qui nous pose un ultimatum ! Vous voudriez faire quoi ? Rester ici et attendre ?
Les deux gendarmes gardèrent le silence. Lucie se retourna vers la porte.
— Greux, à partir de maintenant, veille à ce que personne ne touche plus à rien ! Je retourne à l’hôpital ! Manon est la clé !
Au téléphone, le commandant, qu’elle sortait du lit, la reçut vertement. Mais, face à son acharnement, il comprit rapidement l’importance de la situation. Il savait que dans toute enquête, les premières heures sont les plus précieuses. Il fallait agir vite. Une demi-heure plus tard, la police scientifique assiégerait les lieux.
Après son appel, Lucie partit en courant dans la forêt.
Elle devait regagner sa voiture, rejoindre la jeune amnésique.
Cette quantité effroyable d’allumettes… Compter… Était-ce réellement la solution ou une perte de temps ? S’agissait-il d’un traquenard destiné à attirer inutilement l’attention, à monopoliser les ressources de la police ?
Et surtout, qu’allait-il se passer à 4 heures ?
10.
Frédéric Moinet se gara en catastrophe sur le parking de l’hôpital Roger Salengro. Il claqua la portière de sa BMW dernière génération et disparut dans le hall des urgences. Après vérification de son identité, on lui indiqua le numéro de la chambre où sa sœur avait été admise. Il s’y précipita en courant, son long imperméable gris bruissant dans le sillage de sa mince silhouette.
Il pénétra dans la pièce, légèrement éclairée par une veilleuse. Un homme, assis sous un poste de télévision suspendu au mur, se leva immédiatement pour le saluer. Le docteur Vandenbusche.
— Merci de votre appel, fit Frédéric en serrant la main du neurologue. Mais pourquoi n’avoir rien voulu me dire au téléphone ? Que s’est-il passé ? Comment va-t-elle ?
Frédéric transpirait d’inquiétude. C’était un homme tout en nerfs. Sa chevelure d’un noir sévère, rejetée vers l’arrière, renforçait l’impression qu’il donnait d’un bolide propulsé à cent à l’heure.
— Rassurez-vous, elle va bien, expliqua le médecin avec un très léger accent belge. Elle dort, on lui a administré un sédatif.
Frédéric s’empara d’une petite housse crème dans la poche intérieure de sa veste.
— Je l’ai… Il se trouvait à côté de son ordinateur, dans son appartement.
Le médecin s’appuya contre le mur, visiblement soulagé.
— Dieu merci…
Frédéric Moinet extirpa le N-Tech de sa pochette en cuir et le posa sur une tablette à côté du lit. Son interlocuteur l’entraîna vers le fond de la pièce. Il était complètement décoiffé, bien différent du Vandenbusche impeccable, monolithique, qu’il avait l’habitude de rencontrer.
— Écoutez, Frédéric… Votre sœur a été retrouvée par la police. Elle était en train d’errer dans les rues de Lille. Trempée, en survêtement, complètement désorientée.
Frédéric se passa les mains sur le visage en soufflant lentement. Puis il plissa les yeux.
— Quoi ? Mais… Elle ne peut pas s’être égarée dans Lille ! C’est la ville de son enfance, elle en connaît les moindres recoins !
— Elle ne s’est pas vraiment perdue… Elle était à bout de souffle…
Vandenbusche se racla la gorge. Il paraissait gêné.
— Je n’en sais pas plus pour le moment, mais elle… elle aurait été séquestrée. Elle présente des traces caractéristiques aux poignets et aux chevilles. Des marques de liens.
Frédéric se raidit instantanément.
— Séquestrée ! Vous plaisantez, j’espère ? Je l’ai encore vue ce matin !
Il s’approcha de sa sœur et lui caressa doucement le front. Puis il s’adressa de nouveau au médecin.