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— En attendant que Manon émerge, racontez-moi son histoire, entama Lucie. Qui est-elle ? De quoi souffre-t-elle exactement ?

Elle glissa une pièce dans la fente de l’appareil et se servit un café serré sans sucre, tandis que Vandenbusche optait pour un chocolat chaud. Il l’observa d’un regard trouble et vacillant — ses fesses bien bombées en priorité — tandis qu’elle lui tournait le dos. Drôle de dégaine pour une femme si mignonne. Une croûte de boue recouvrait ses chaussures — ces espèces de bottes militaires infectes — et le bas de son jean. Son ample chevelure bouclée aurait pu mettre en lumière le velours de ses courbes, si elle n’avait pas été si maladroitement attachée par un élastique rouge et rendue grasse par la pluie. Quant au maquillage… absent, tout simplement. La beauté ne faisait pas tout. Vandenbusche détestait les femmes sans sophistication.

— J’ai rencontré Manon Moinet pour la première fois il y a un peu plus de deux ans, précisa-t-il en haussant les sourcils. Elle présentait de graves troubles mnésiques. Manon avait subi une agression à Caen, environ un an plus tôt.

Lucie s’empara de son carnet et de son stylo Bic rongé qu’elle venait de retrouver au fond de sa poche.

— Début 2004 donc… Quel genre d’agression ?

— Un cambrioleur qu’elle a surpris, et qui l’a laissée pour morte après l’avoir étranglée. Elle habitait un quartier cossu, dans la banlieue de Caen. Un quartier frappé, à l’époque, par une vague de cambriolages. La police locale soupçonnait un gang organisé. Toujours est-il que l’intrus a pris la fuite au moment où les voisins, alertés par les cris, sont venus cogner à la porte. Le malfrat avait dérobé des bijoux et divers objets de valeur. Quand on a découvert Manon, elle était inconsciente. Encore en vie, certes, mais son cerveau avait subi des dommages irréparables.

Lucie griffonnait à la va-vite des signes qu’elle seule pouvait comprendre.

— Et elle a perdu la mémoire. Pardon, l’une de ses mémoires, si j’ai bien compris le docteur Khardif.

Vandenbusche baissa un instant les paupières.

— Manon n’a pas perdu la mémoire, ou ses mémoires, comme vous dites. Ça ne se passe pas comme à la télévision où l’amnésique oublie absolument tout, jusqu’à comment faire pour marcher. En fait, les mémoires de Manon sont même quasiment intactes.

— Je n’y comprends rien. Elle est amnésique ou pas ?

Il répondit avec calme, d’un ton un peu académique :

— Ne soyez pas si restrictive. Amnésique ne signifie pas forcément sans mémoire.

— Bon ! Allez droit au but s’il vous plaît ! Et évitons d’y passer la nuit !

Pas sophistiquée, mais caractérielle. Peut-être même dominatrice. Cela, par contre, il aimait. Il expliqua :

— Toutes les cellules du corps humain consomment de l’oxygène, transporté par les globules rouges. Mais s’il en est de plus gourmandes que les autres, ce sont assurément les neurones des hippocampes, des zones de l’encéphale situées dans les profondeurs de la région temporale, dont la forme rappelle la queue d’un cheval de mer.

— Logique, pour des hippocampes…

Vandenbusche esquissa un sourire avant de poursuivre :

— Il faut imaginer ces zones minuscules comme des centrales à souvenirs, chargées de transmettre les données fraîches, des engrammes, provenant de la mémoire à court terme vers diverses régions de la mémoire à long terme.

Il s’interrompit devant les difficultés de Lucie à prendre si rapidement des notes.

— Dites, vous n’êtes pas équipés de dictaphones dans la police ?

Lucie lui jeta un regard sans relever le front de son cahier.

— Continuez, s’il vous plaît.

Conciliant, il reprit en ralentissant le débit :

— Les multiples passages d’une information dans les hippocampes, une information que l’on veut retenir, lui permettent d’aller se forger dans le cortex, au sein de la mémoire épisodique — celle des faits et des épisodes autobiographiques — afin de constituer un souvenir. Mais privez les cellules hippocampiques d’oxygène ou de sucre, même un court instant, et elles se ratatinent comme des crêpes. La fabrique à souvenirs est alors atteinte. On parle de lésions post-anoxiques irréversibles.

Vandenbusche avala une gorgée de chocolat en grimaçant. Pas meilleur qu’à Swynghedauw.

— Les zones hippocampiques sont réellement minuscules, à peine quelques millimètres, ce qui accroît leur fragilité. Ce sont les premières à écoper quand le sang ne circule plus dans la tête. Dans la plupart des cas, elles survivent à ce type d’attaques. Mais Manon se trouvait, à l’époque, dans un état de stress très intense. Et il a été prouvé que les glucocorticoïdes sécrétés à cause du stress, le cortisol notamment, diminuent la neurogenèse dans les hippocampes et les atrophient. Ce cas clinique a été constaté par exemple chez les GI qui ont combattu au Vietnam, ou encore chez les enfants victimes d’inceste, qui, scientifiquement parlant, présentent un terrain plus favorable aux troubles de la mémoire.

— En résumé ?

— Disons, concernant Manon, que l’étranglement, donc le manque d’oxygène, a sérieusement endommagé des hippocampes déjà malmenés.

— Juste amoché, ou définitivement détruit ?

— L’un et l’autre. S’ils étaient complètement lésés, Manon présenterait des troubles irréversibles de la perception spatiale. Elle serait vraiment impotente et incapable de vivre sans assistance, ce qui est d’ailleurs le cas de la plupart de mes patients. Mais dans celui de Manon, l’hippocampe gauche fonctionne aujourd’hui à dix pour cent de ses capacités, et nous gagnons chaque mois du volume, grâce à notre programme. Manon peut stocker pendant trois ou quatre minutes de l’information verbale ou auditive, voire plus longtemps si elle la note et la relit souvent.

— Sa mémoire ressemblerait donc… à un feu qui faiblit, et qu’on ravive en jetant du bois ?

— Si l’on veut. Et si l’on n’entretient pas ce feu, comme vous dites, tout s’efface… Manon oublie. Pour mémoriser, elle doit écouter des enregistrements audio, jour après jour, et répéter l’opération des dizaines et des dizaines de fois. Il lui faut accomplir énormément d’efforts pour préserver une infime quantité d’informations.

— C’est vachement compliqué à appréhender. J’avoue que j’ai un peu de mal.

— Songez simplement à la récitation que vous apprenez à l’école primaire. Vous la lisez une fois, vous n’en retenez absolument rien. Si vous la relisez tous les jours, de manière intensive, vous finissez par la connaître par cœur et vous savez la réciter devant la classe sans réfléchir. Mais après, sans nouvelle répétition, elle s’efface progressivement de votre mémoire et il vous en reste juste des bribes, du genre : « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage. » C’est ainsi que Manon fonctionne. Seule la répétition intensive lui permet d’apprendre. Sa mémoire parvient alors à restituer l’information, mais sans les sentiments qui l’accompagnent. Et en plus, à un moment donné, sans l’entraînement de la mémoire, ou son entretien, pour être plus précis, presque tout finit par s’estomper.

Il posa son index sur sa tempe droite.

— Quant à son hippocampe droit, celui en relation avec la mémoire visuelle, il est atrophié à quatre-vingt-quinze pour cent. Entrez dans sa chambre, serrez-lui la main sans lui adresser la parole, et ressortez. Si quelque chose la déconcentre, un bruit, un coup de klaxon ou de tonnerre, alors, même si vous rentrez de nouveau dans la minute, elle ne vous reconnaîtra pas. Impossibilité de stocker des images, ou des visages.