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Lucie mâchouillait son stylo, dubitative.

— En bref, Manon a méchamment oublié tout ce qui s’est passé depuis son étranglement, mais pas les faits antérieurs ? Une amnésique inversée ?

— Disons que Manon a oublié ce qu’elle n’a pas noté et essayé d’apprendre, soit quatre-vingt-dix-neuf pour cent de sa vie. De plus, l’amnésie rétrograde, celle du « voyageur sans bagages », accompagne presque systématiquement l’amnésie antérograde. La perte de souvenirs touche donc également, à des degrés divers, la période qui précède cette… bascule dans l’univers de l’oubli. Dans le cas de Manon, cette perte est totale en ce qui concerne les deux mois avant son agression, puis les choses se stabilisent progressivement, lorsqu’on remonte dans le temps.

— Incapable, donc, de se remémorer la physionomie du cambrioleur, par exemple… Ni la manière dont l’agression s’est déroulée…

— On ne peut rien vous cacher. Elle a dû faire l’apprentissage des circonstances de sa propre agression, vous imaginez ? De toute façon, comme je vous l’ai dit, Manon ne peut pas reconnaître un visage, à cause de son hippocampe droit. Elle est devenue ce qu’on appelle prosopagnosique. Même si elle observe votre photo des milliers de fois, elle ne vous reconnaîtra jamais « physiquement ». Seuls des mots ou des intonations de voix lui suggéreront quelque chose, et encore. Elle est aveugle du cerveau, sans être totalement sourde…

Lucie tapota la feuille de son carnet avec son stylo.

— Et… Sinon, pour le reste ? Ses autres… capacités ? Sont-elles vraiment intactes ?

Il acquiesça.

— Manon est très intelligente. Elle a conservé toute sa faculté à aborder des problèmes complexes. En plus, elle fait preuve d’une organisation remarquable. Elle s’en sort également grâce à la technologie. N-Tech avec GPS intégré et téléphone portable l’escortent où qu’elle se rende, quoi qu’elle fasse. Chez elle, tout est planifié, noté, enregistré. Ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter. Absolument tout. Un modèle de discipline extraordinaire. Allez dans son appartement, et vous comprendrez…

— Vous y êtes déjà allé ?

— Évidemment. Il est primordial pour moi de connaître l’environnement de mes patients.

— Ah bon.

Vandenbusche marqua un temps d’hésitation.

— Vous savez, Manon était déjà une femme hors du commun avant tous ces problèmes, mais elle l’est plus encore aujourd’hui. Elle compense ce besoin de stocker des souvenirs grâce à son intelligence. Elle s’est adaptée à son handicap.

— Pourquoi hors du commun ?

Il termina sa boisson avec une nouvelle grimace et lança son gobelet dans une poubelle.

— Manon a été diplômée de l’une des plus prestigieuses écoles d’ingénieurs, à vingt-deux ans. À vingt trois, elle a obtenu un master en sciences mathématiques au…

Instinctivement, Lucie leva le nez de son carnet et fixa son interlocuteur.

— Allez-y… Poursuivez, s’il vous plaît…

— … au Georgia Institute of Technology, aux États-Unis. Puis… Hum… Il est difficile d’expliquer précisément ce qu’était son métier… Je n’y comprends moi-même pas grand-chose, même si Manon a un don pour traduire simplement et avec passion ses anciennes activités.

— Essayez toujours. Je suis flic, mais j’ai quand même un cerveau.

Vandenbusche afficha deux belles rangées de dents blanches.

— Manon travaillait sur l’un des sept problèmes mathématiques du millénaire, concernant le… le « comportement qualitatif des solutions de systèmes d’équations différentielles », sur lesquels se sont escrimés les plus illustres mathématiciens. Ces problèmes sont si ardus que le Clay Institute, basé à Cambridge, propose un prix d’un million de dollars à celui qui en trouvera la solution.

Lucie siffla entre ses dents.

— Ça vaut la peine de se casser la tête !

— Ne croyez pas cela, la complexité de ces problèmes va bien au-delà de notre imagination. À ce niveau-là, il ne s’agit pas de se creuser la tête mais de se couper du monde, d’y sacrifier sa vie, sa famille. Chaque démonstration demande plusieurs centaines, plusieurs milliers de pages ! En fait, Manon ne travaillait pas à proprement parler à la résolution du problème dont elle s’occupait, elle était plutôt chargée de comprendre et d’évaluer les solutions proposées par d’autres mathématiciens, pour les valider ou les rejeter.

Vandenbusche racontait tout cela avec une petite flamme au fond des rétines, comme un entraîneur qui aurait vanté les mérites de son cheval de course.

— Ma patiente est parfaitement bilingue en anglais, elle connaît le latin et, en guise de passe-temps, elle s’est, ou plutôt s’était penchée sur l’étude du disque de Phaistos, un des exemples les plus mystérieux d’écriture hiéroglyphique. Un langage jamais décrypté.

— Pas mal comme hobby.

— N’est-ce pas ? Le comble, c’est que Manon l’amnésique possède une mémoire de travail fabuleuse, comme les grands joueurs d’échecs, capables d’analyser de nombreux coups en très peu de temps.

— Vous me parlez d’une autre mémoire ?

— Oui. La mémoire à court terme, ou mémoire de travail. Celle qui vous permet, par exemple, de retenir un numéro de téléphone quelques secondes, le temps de le composer après sa lecture dans l’annuaire. Vous comme moi pouvons stocker en moyenne sept éléments dans notre MCT. Maison, volcan, poussette, éponge, microscope, carbone, langue… Manon, elle, en mémorise plus d’une vingtaine.

Ils furent interrompus dans leur échange. Flavien se dirigeait vers eux d’un pas rapide.

— Elle est réveillée. Elle a déjà le nez plongé dans son N-Tech. C’est stupéfiant, elle semble reprendre vie. Mais elle se pose des questions sur la raison de sa présence ici. « Ce n’est pas inscrit dans mon N-Tech, donc c’est anormal », m’a-t-elle dit. Son frère essaie de la rassurer, mais il lui explique ce qu’il veut bien…

— C’est-à-dire ? demanda Lucie.

— Une version… apaisante de la réalité.

— On vous suit, docteur, fit la jeune femme.

Flavien les arrêta d’un geste de la main.

— Je vous demande juste de patienter encore quelques minutes. Je viens d’envoyer une infirmière effectuer des soins. Et n’oubliez pas ce que je vous ai dit, lieutenant, elle a besoin de repères, pas d’être perturbée ! Alors calmos !

Puis, s’adressant à Vandenbusche avec un sourire, il ajouta avant de s’éloigner :

— Cher confrère, vous tâcherez de la contrôler…

Sans prendre la peine de répondre, Lucie passa rapidement en revue les notes sur son carnet. De but en blanc, elle demanda à Vandenbusche :

— Vous avez remarqué cette inscription tailladée sur sa main ? « Pr de retour » ?

— Oui, j’ai vu, mais j’avoue que je ne saisis pas bien…

— Elle pense qu’il s’agit du Professeur, un tueur qui a sévi il y a quelques années.

Vandenbusche sembla soudain déstabilisé.

— Elle affabule. Elle en a fait une fixation, depuis…

— Depuis quoi ?

Le neurologue inspira longuement.

— Depuis qu’il a tué sa sœur… Karine…

Lucie, ahurie, fit immédiatement le rapprochement.

— Bien sûr ! Karine Marquette, l’une des six victimes ! Vous auriez pu m’en parler avant !

— Désolé. Je n’ai pas vos réflexes de policier… Ou policière ? Comment dit-on ?