— Un sens vachement aigu des priorités.
Tibert avala une pastille Valda et en proposa une à Lucie, qui refusa.
— Pas de trauma crânien, d’ecchymoses ? Questionna-t-il.
— Rien d’apparent, en tout cas. Mais j’ai peur des résultats des exams. Ne pas se souvenir de son kidnappeur, des conditions de son enlèvement, ça s’annonce franchement pas terrible.
— GHB[2] ?
— Je n’en sais rien.
Lucie posa doucement la main sur le front de Manon. Pas de fièvre.
— Elle est morte de fatigue, on dirait qu’elle n’a pas dormi depuis des lustres. Quelle espèce de salaud a pu la mettre dans un état pareil ?
— Le même genre de salaud qui bat sa femme à mort ou qui viole sa gamine. Exemple encore hier soir à Wazemmes. Hein, Malfeuille ?
— Ouais, rétorqua le brigadier. La fille en prend pour un mois d’hospitalisation. Mâchoire explosée à coups de cul de bouteille.
Lucie resta songeuse un instant.
— J’ai appelé le central, ils vont vérifier son identité, reprit-elle. Et essayer de prévenir la mère qui habite Caen. Enfin, d’après ce qu’elle m’a dit.
Tibert tourna la ventilation à fond. Avec la buée, il ne distinguait plus grand-chose à l’extérieur.
— C’est quoi cette croûte de sang, sur sa main ? demanda Malfeuille en se retournant.
— Un truc horrible. On l’a tailladée. Une phrase incisée avec un objet tranchant : « Pr de retour ».
— C’est pas vrai… Elle est sacrément mutilée. Ce « Pr », qui est-ce ?
— Je n’en sais rien. Elle m’a parlé du Professeur… Le tueur en série d’il y a quatre ou cinq ans…
Plus un mot. Juste ce mélange écrasant de silence et de pluie.
Malfeuille finit par dire :
— Et vous la croyez ?
— Je crois surtout que cette femme est sous le choc… Même si ces inscriptions dans sa chair, elle ne les a pas inventées.
À ses côtés, Manon respirait de plus en plus fort.
— En tout cas, elle est obnubilée par ça, continua Lucie. Elle ne se rappelle pas d’où elle vient, ne sait pas qui l’a enlevée, ni quel mois nous sommes. Par contre, elle n’a pas cessé de me parler du Professeur. C’était comme s’il occupait toute sa mémoire. C’est vraiment curieux.
— Sacrément bizarre, ouais. Avec notre « Chasseur de rousses », ça nous ferait deux tarés qui tournent en France au même moment. Cette femme, c’est peut-être un mauvais présage…
Lucie remonta le col de son caban. Puis, sans répondre, elle posa son front sur la vitre et se laissa aspirer par le déluge. À droite, le Port de Lille et ses longs entrepôts. Un pont, l’autoroute A25, et les feux stop des camions qui explosaient sous la pluie en pétales de sang.
Quatre ou cinq ans plus tôt, elle aurait ressenti une excitation sans bornes pour une telle enquête, accueillant l’arrivée de cette femme comme un cadeau du ciel. Un enlèvement, le spectre d’un psychopathe qui rôde… L’occasion enfin d’extérioriser ce pour quoi elle se torturait depuis l’adolescence, au travers de ses lectures et des films sanglants qu’elle dévorait par dizaines. Mais à caresser le Mal dans son intimité[3]… Elle s’était juré une chose : « Plus jamais ça. »
Lucie releva la tête. Devant elle, le vaisseau hospitalier, illuminé, battu par la pluie. L’antre de la connaissance du corps. Des kilomètres carrés réservés à la maladie, aux études, à la médecine. Cardiologie, neurologie, psychiatrie… Dans cet ensemble de bâtiments, les policiers connaissaient une destination mieux que les autres : les UMJ, niveau –1 de l’hôpital Roger Salengro. Viols, violences physiques, drogues, mutilations… Point de rencontre des victimes et des agresseurs en garde à vue.
La voiture se gara à côté des ambulances, dans un espace à l’abri. Les brigadiers allongèrent Manon sur un brancard.
— Elle ne se réveille même pas ! Carrément dans les vapes !
— Magnez-vous !
Ils la transportèrent vers l’accueil en courant.
Une infirmière se précipita vers eux, talonnée par un interne. Profil en lame de rasoir, lunettes rondes à monture verte. Le docteur Flavien.
— Messieurs… Lieutenant Henebelle ! De retour ? Les ambiances nocturnes vous manquaient ?
— L’ambiance, non. Mais vous, oui.
Sans ciller, Flavien ôta ses lunettes et se mit à les nettoyer minutieusement. Les deux marques qu’elles laissèrent sur son nez témoignaient d’une journée interminable, faite de viscères et de sang.
— Où est la réquisition ?
— Je vous prépare le papier tout de suite, répondit Lucie. J’ai été un peu prise de court. L’essentiel, pour le moment, c’est cette femme.
— Prise de court ?
Le médecin haussa les épaules, tandis que l’infirmière disparaissait avec le brancard derrière une porte battante.
— C’est toujours le même cinéma avec vous, soupira l’urgentiste. Dans médico-judiciaire, il y a judiciaire. Vous en connaissez la signification ?
Lucie se contrôla, même si Flavien l’exaspérait déjà.
— Je vous attends, docteur… Et je vous offre un bon café dès que vous aurez terminé. Prenez bien soin d’elle.
— Un bon café, ouais…
Il s’éloigna sans se retourner, en ajoutant :
— N’oubliez pas mon papelard, sinon, pas de certif.
— C’est rare de réussir à l’amadouer, celui-là, déclara Tibert. On devrait engager plus de femmes dans la police. Ça faciliterait le boulot…
— Si peu.
Il agita ses clés de voiture.
— C’est OK pour nous ?
— Oui, allez-y. Je vais rester auprès d’elle. Elle aura besoin de quelqu’un en se réveillant.
— Et pour rentrer, ça va aller ?
— Je m’arrangerai avec une ambulance des urgences. Merci les gars.
Avant d’aller régler la paperasse, Lucie sortit sous le porche pour téléphoner. Elle qui aspirait à une soirée paisible… C’était plutôt raté. Mais à dire vrai, elle y prenait dangereusement goût. Elle se mit à penser à ses filles qu’elle avait laissées seules avec Anthony. Flic, mère, l’équilibre était si fragile, la bascule si sensible.
Non, non, songea-t-elle. Seulement lancer l’enquête, refiler le bébé et disparaître. Faire le boulot, sans plus. Ils étaient informés à la DIPJ pour les jumelles, et assez conciliants, si tant est qu’un commandant de police puisse être conciliant.
Éviter la nuit, tant que possible. Sa promesse…
Lucie s’empara de son portable et ouvrit le répertoire, à la recherche du nouveau numéro de l’astreinte. Devenir incapable de retenir un pauvre numéro à dix chiffres… Fichue mémoire, fichue trentaine, fichu vieillissement.
Les noms défilèrent. Amélie, Corinne, Eva, Maman… Pierre… Pierre Norman… Collègue, ami, amant… Son flic à la chevelure de feu, accro à sa ville natale, Dunkerque… Et pourtant envolé si rapidement pour Marseille, voilà trois ans, alors qu’elle préparait son concours de lieutenant… Lucie n’avait jamais pris le temps d’effacer son numéro. Ou peut-être ne l’avait elle jamais souhaité ?
Elle ferma les yeux. Le commissariat de Dunkerque, sur le quai… Son petit bureau à l’étage, en face de La Duchesse Anne. L’odeur salée du port de plaisance… Lille était si différente, si sophistiquée. Un diamant, effleurant un croissant de charbon.
Elle inspira profondément et appuya sur « Supprimer ».
— Salut commandant Pierre Norman, murmurât-elle dans un grondement de tonnerre. Bon vent dans les calanques, si loin de chez nous…