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— Bien joué, monsieur Bolowski !

— Eh oui, les fossiles parlent, lieutenant. Ils emprisonnent le passé, mais aussi tout ce qui s’approche d’eux. Ce morceau porte sur lui la marque du burin qui l’a décroché de la falaise. Taille, irrégularités, aspérités. Le burin qui nous intéresse mesure environ trois centimètres de large. Trouvez l’outil, observez-le au microscope, comparez avec l’empreinte laissée sur ce morceau de pyrite, et alors, avec un peu de chance, vous tiendrez votre assassin…

24.

Après d’inutiles va-et-vient à la recherche d’une place sur les pavés trempés du Vieux-Lille, Lucie abdiqua et se gara dans le parking de l’Opéra. Assez loin de sa destination finale, certes, mais elle éprouvait le besoin de marcher et de réfléchir.

Enfouie dans son caban, la jeune flic tira un bilan succinct de ces dernières heures d’enquête. Les récentes déductions semblaient indiquer que le Professeur évoluait depuis au moins six mois dans la région, qu’il était gaucher, et avait préparé son coup sur Renée Dubreuil depuis très longtemps. Il connaissait donc parfaitement le coin, savait quand et où agir sans se faire remarquer et, comble de tout, s’amusait à narguer la police avec ses énigmes tordues.

Le front soucieux, Lucie s’engagea rue de la Monnaie, dépassa la maison en double parcellaire du vieux taxidermiste Léon, une relation de travail, puis s’enfonça dans la rue Esquermoise. Elle peinait à s’approprier les subtilités de l’enquête. Trop de questions la taraudaient. Pourquoi avoir visé Dubreuil la sadique, septuagénaire tranquillement repliée dans son trou à rats ? Quel rapport pouvait-il exister entre cette perverse et les six individus sans histoires tués quatre années plus tôt ? Pourquoi ce lourd silence entre les six premiers meurtres et le septième ? Et pourquoi avoir impliqué Manon Moinet à ce point ?

Car le plus troublant, dans ce dédale, était que le meurtrier connaissait Manon dans son intimité, qu’elle s’était probablement laissé emmener hors de chez elle, le jour de sa disparition, sans opposer de résistance. Avait-il compris qu’elle n’avait jamais cessé de le traquer ? Dans la cabane de chasseurs, on ne l’avait ni agressée, ni violée, ni droguée. Seulement retenue. Si le Professeur avait peur d’elle, du retour de sa mémoire, du programme MemoryNode, de ces affiches publicitaires partout en France, pourquoi ne pas l’avoir éliminée ? Ou alors s’était-il rendu compte qu’en définitive la mathématicienne ne représentait aucun danger. Juste un trou noir, où ne s’engouffrait aucun souvenir.

Pour l’heure, Lucie tournait en rond. Semblable en cela à la jeune amnésique. Mais, une chose était sûre, tout convergeait vers Manon. Il fallait des réponses. Interroger sa mémoire vivante. Son frère, le beau brun aux yeux noisette.

Lucie salua rapidement les deux collègues qui s’ennuyaient ferme dans la 306, puis pénétra dans la sinistre impasse du Vacher. Elle franchit une lourde porte de bois et s’avança dans le couloir central de la maison de Frédéric, une fière bâtisse hispano-flamande. Au fond s’entassaient des escabeaux, des cloisons de BA13, des sacs de plâtre. Lucie réajusta son manteau, ôta l’élastique qui retenait sa chevelure et lui donna du volume. Pourquoi cette soudaine envie de se faire belle ?

Elle s’arrêta un instant devant la porte où étaient inscrites, à côté de la sonnette, les initiales « M. M. ». Que faisait la mathématicienne en ce moment même ? Lucie hésita à lui rendre une brève visite, car il faudrait de nouveau tout expliquer. Son identité, les conditions de leur rencontre… Décrire encore l’horreur, la raviver… Pressée de retrouver ses filles, la flic ne s’en sentit pas le courage.

Elle se recentra sur son objectif : Frédéric.

Le chef d’entreprise lui ouvrit, torse nu, serré dans un pantalon de lin anthracite, deux cravates à la main. Il exhalait une agréable odeur de musc.

— Encore la police ? grommela-t-il en jetant un rapide coup d’œil à l’arcade sourcilière de Lucie. Un collègue à vous est déjà passé. Un type nerveux, sec, avec des yeux de fouine.

— Hervé Turin ?

— Je vois que j’en ai fait une bonne description… Écoutez, j’ai déjà répondu à ses questions et j’en ai assez entendu pour aujourd’hui. Si vous permettez, je suis pressé… La DG d’Air France m’attend demain très tôt. Mon TGV part de Lille-Europe à 21 h 03, je passe la nuit à Paris.

— J’insiste. J’ai juste besoin de quelques infos sur Manon.

— Exactement comme la fouine ! Vous ne pouvez pas vous concerter avant de venir ici ?

— Ça concerne les cicatrices de votre sœur. Ça m’étonnerait que mon collègue ait abordé le sujet.

Il soupira, exaspéré, avant de répondre sèchement :

— Dans ce cas, je n’ai rien à vous dire. Ces scarifications ne concernent qu’elle.

Il allait repousser la porte. Lucie s’avança dans l’embrasure.

— Sauf que vous avez inscrit l’une d’elles. Vous avez volontairement mutilé votre sœur. Et ceci, voyez vous, me concerne.

Il s’écarta du battant, avant de dire, agacé :

— Entrez…

Lignes tendues, chromes précieux, courbes design, l’archétype du style contemporain.

— Je suis plus traditionnelle pour la déco, commenta Lucie. Plutôt du genre meubles anciens et télé qui saute… Vous avez assez bon goût pour un homme célibataire.

— Dois-je le prendre pour un compliment ou une attaque ?

Frédéric se remit à préparer sa valise. Costume, chemises blanches, paires de chaussettes. Tout était ordonné, plié, rangé avec minutie.

— Un peu des deux, rétorqua Lucie en souriant. Revenons-en aux cicatrices…

Il enfila une chemise Yves Saint Laurent impeccablement repassée et ornée d’une curieuse broche — une toile d’araignée en étain. Il la boutonna à une vitesse surprenante. Ses doigts étaient fins et habiles.

— Manon s’est infligé la première scarification au début de son amnésie. Dans l’année qui a suivi le cambriolage, ma vie s’est transformée en enfer. Ma sœur ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle était totalement désorientée… handicapée… incapable de se débrouiller et de s’organiser. Avec de graves problèmes d’orientation et de perception spatiale, à cause de ses hippocampes défectueux. A l’époque, les programmes de réinsertion pour amnésiques, genre MemoryNode, n’existaient pas. Manon ne pouvait compter que sur le soutien d’un orthophoniste, et le mien, puisque… notre mère était partie…

— Suicide, c’est ça ?

— Je vois que vous avez vos sources. Elle s’est ouvert les veines dans un institut spécialisé où elle était suivie pour sa dépression. Je suppose que vous le savez…

— En effet, dit-elle en sortant son carnet.

— Après la mort de Karine, puis celle de ma mère, j’ai tout abandonné. J’ai vendu notre entreprise familiale d’emballages pour revenir ici, à Lille, où Manon avait grandi, afin qu’elle puisse enfin se raccrocher à des souvenirs heureux. La changer d’air, l’éloigner de cet univers de mort, tout simplement. Et je me suis occupé d’elle, presque à plein temps.

Frédéric se figea, visiblement ému. Ses douleurs passées se lisaient sur son visage.

— Au départ, incapable de former le moindre souvenir, Manon écrivait sans cesse. Sur les murs, les meubles, dans des cahiers… Un moyen, sûrement, de cracher tout ce qui bouillonnait dans son cerveau, et qu’elle ne réussissait pas à capturer… Comme un appel au secours.