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Il tendit le bras, en direction de l’appartement de Manon.

— Un jour, je suis rentré chez elle et je l’ai trouvée dans la salle de bains, en train de se charcuter face au miroir. On aurait dit aussi qu’elle… qu’elle s’asphyxiait, c’était très curieux. Elle se palpait la gorge, crachait, j’ai bien cru que… qu’elle s’était de nouveau fait agresser. Je revois encore le geste ! Le couteau qu’elle abat sur sa chair, et son autre main autour de la trachée. Il s’agissait d’un couteau de cuisine ! Vous imaginez le tableau ?

Il plissa les yeux. Il semblait revivre la scène en direct.

— Quand je l’ai découverte, la vue du sang et son état d’agonie m’ont fait paniquer. Alors je me suis jeté sur elle et je lui ai arraché le couteau des mains. Elle ne voulait pas le lâcher, et c’est… ce qui a causé cette longue cicatrice, après « Trouver la tombe d ». Par la suite, je l’ai emmenée à l’hôpital, afin de comprendre. D’après les spécialistes, elle avait revécu la scène de son étranglement, même si elle n’en gardait pas le souvenir conscient. Une confabulation, pour reprendre leurs termes, c’est-à-dire un souvenir fabriqué.

Lucie s’approcha d’un Macintosh dernier cri et fit glisser ses doigts sur les touches du clavier chromé.

— Et que signifie cette phrase ? Elle devait être sacrément importante pour que Manon décide de se mutiler. Pour qu’elle s’assure de ne jamais en perdre la trace.

— Vous allez trouver cela surprenant, mais ni Manon, ni moi ne le savons. Quand je l’ai interrompue, elle a entièrement perdu le fil de ses pensées. Le plus urgent était de la soigner, je l’ai menée sur-le-champ à l’hôpital.

Lucie se souvint des mots du neurologue.

— Mémoire du corps ! s’exclama-t-elle.

— Quoi, mémoire du corps ?

— Le docteur Vandenbusche m’avait parlé d’une mémoire du corps. Le fait d’avoir revécu la scène de son étranglement a peut-être réveillé chez elle le souvenir d’une tombe ! Souvenir qu’elle a voulu noter immédiatement sur elle ! Peut-être une information que le cambrioleur lui aurait révélée en l’étranglant, une information essentielle !

— Foutaise ! La mémoire du corps n’est qu’une théorie de Vandenbusche, elle n’a jamais été prouvée !

Et que viendrait faire le cambrioleur dans cette histoire ?

Lucie fixa un instant la broche en étain et dit :

— Je l’ignore… Mais s’il ne s’agissait pas de la mémoire du corps, je suppose que Manon avait dû prendre des notes concernant cette tombe… Insérer ses conclusions dans son N-Tech, ou son PC…

Frédéric secoua négativement la tête, les lèvres pincées.

— Rien, nous n’avons jamais rien trouvé, et pourtant je peux vous affirmer que nous avons cherché. À l’époque, Manon n’avait pas encore son N-Tech et elle ne savait pas utiliser son potentiel de mémorisation, grâce à la répétition. Elle se servait juste de morceaux de papier, elle consignait des tonnes et des tonnes d’observations dans ses cahiers, dont elle retapait ensuite le contenu à l’ordinateur. Impossible, donc, de hiérarchiser l’importance de ses écrits, de faire la différence entre l’absolument nécessaire et le jetable. Il y en avait tellement !

— Et donc en imprimant cette phrase dans sa chair, Manon a voulu lui donner la priorité numéro un. Mais, manque de chance, vous êtes intervenu juste à ce moment-là, dans la seconde fatidique…

— Je sens une certaine ironie dans votre ton.

Lucie releva le nez de son carnet.

— Parlez-moi de MemoryNode. Frédéric jeta un œil sur sa montre. Il se redressa, boucla sa valise et alla se verser un whisky.

— Je vous sers un verre ? J’ai encore de la marge, tout compte fait. Lille-Europe n’est qu’à vingt minutes à pied.

— Jamais en service, merci.

— Quand diable n’êtes-vous pas en service, dans ce cas ? Vous avez passé la nuit dernière à courir dans la boue, votre… arcade sourcilière est salement amochée, vous devriez être au repos et je vous retrouve encore ce soir, à m’interroger !

Sa voix était beaucoup moins rude. Il ajouta :

— Sans la boue, vous êtes quand même bien moins… rurale.

— Rurale, oui…

Lucie aurait aimé ne pas rougir. Elle se racla la gorge et se raccrocha immédiatement à l’enquête.

— Et donc, MemoryNode ?

La gorgée de liquide ambré détendit définitivement Frédéric.

— Il s’agit d’un programme destiné aux amnésiques antérogrades, basé sur l’utilisation de la mémoire procédurale, qui elle, reste presque toujours fonctionnelle.

— Celle de l’apprentissage des gestes, des automatismes, c’est ça ?

— Je vois que vous assimilez rapidement.

— Avec votre sœur, on n’a pas d’autre choix. C’est une femme fabuleuse.

Il acquiesça avec conviction.

— Grâce à cette mémoire procédurale, Manon a pu utiliser un N-Tech élaboré spécialement pour les amnésiques, avec des fonctions et des logiciels leur simplifiant grandement le quotidien. L’engin ne fait pas les courses à leur place, mais il leur dit ce qu’ils doivent acheter, et quand. En dehors de la technologie, il existe un second aspect, et certainement le plus important, que MemoryNode développe pleinement la plasticité cérébrale.

— C’est-à-dire ?

— Le cerveau est en perpétuelle évolution, lieutenant, il bouge sans cesse, seconde après seconde, se réorganise, crée et élimine des connexions comme une centrale bouillonnante. Pour combler le déficit de certaines fonctions, il possède cette incroyable capacité d’utiliser et de sur-développer d’autres zones intactes. Ma sœur pourrait vous parler à l’infini de Daniel Tammet, un savant mathématicien, autiste, capable de faire des multiplications gigantesques de tête non pas en calculant, mais en associant à chaque chiffre des sons, des images et des couleurs, provenant de la zone visuelle de son cerveau. Quand il multiplie deux images, une troisième apparaît, lui donnant la réponse de l’opération. Cette manière de fonctionner va au-delà de ce que nous pouvons imaginer.

— Vous vous y connaissez vachement.

— Je voulais comprendre de quoi souffrait ma sœur, comment elle évoluerait avec l’âge, ce qu’il adviendrait de son avenir. Tout était tellement flou, si compliqué à appréhender. Vous ne pouvez vous douter des efforts que tout ceci m’a coûté.

Il but une gorgée d’un geste distingué.

— Grâce à l’entraînement, à la stimulation, au suivi mis en place par le professeur Vandenbusche, les hippocampes entièrement atrophiés de ma sœur, notamment le gauche, ont regagné un peu de volume et d’élasticité en piochant dans les zones connexes en état de marche. Pas énormément, certes, mais suffisamment pour que le canal entre sa mémoire de travail et sa mémoire à long terme se rouvre. Mais ce canal est très fin et s’encombre très vite, comme le goulot d’un sablier. C’est pour ça que Manon doit sélectionner ce qu’elle veut apprendre et le répéter, des dizaines et des dizaines de fois.

— Oui, ça je l’ai vue faire.

— Au moins, grâce à MemoryNode, elle se crée un minimum de passé, laisse une empreinte dans le sable où elle marche. Une trace assez profonde pour se donner l’impression d’exister… Ce que je reproche à ce programme, c’est de profiter de ma sœur pour se faire de la publicité. C’est… inadmissible !

Il but une autre gorgée. Restait une heure avant le départ. Aux côtés de la jeune femme, les secondes paraissaient se dilater.

— Asseyez-vous, lieutenant, je vous en prie.

Il inclina légèrement la tête. Vraiment craquant.