— Cela me fait tout drôle de vous appeler lieutenant. Je vous aurais plutôt vue joueuse de golf.
Lucie explosa de rire, tout en s’installant dans un confortable fauteuil.
— C’est bien la première fois qu’on me la sort, celle-là ! Et à quoi ressemble le profil d’une joueuse de golf ?
— Fine, élancée, le regard vers l’avant. La flamme de la concentration au fond des yeux…
— Pourtant, nous n’évoluons pas sur le même terrain de jeu, le même fairway. Pour en revenir à Manon…
— Pour en revenir à Manon… fit-il dans un souffle.
Lucie regroupa ses mains entre ses jambes.
— Si je vous suis bien, elle apprend donc à utiliser un N-Tech, grâce à MemoryNode, à se souvenir, par la répétition et la plasticité cérébrale, et ne ressent plus le besoin de se scarifier, puisque tout passe par son N-Tech, qui lui garantit l’authenticité de ses données. Exact ?
— Exact.
— Avez-vous accès au contenu de son N-Tech ?
— Non, et je pense que vous le savez déjà. Elle le protège par un mot de passe qu’elle change souvent. Manon est une mathématicienne chevronnée, elle sait sécuriser des informations et les rendre inaccessibles. De toute manière, quand elle veut protéger des données, elle les crypte.
— Et comment fait-elle pour retenir le mot de passe de son N-Tech ?
— Elle possède un coffre-fort, dans sa panic room, où elle…
— Sa quoi ?
— Sa panic room. Une pièce qu’elle a fait transformer en un véritable bunker, où elle se réfugie quand elle va mal, quand elle… traque le Professeur. Bref, à l’intérieur se trouvent des milliers de notes, son PC, un téléphone et surtout, un coffre-fort. Il recèle une liste de mots de passe, qu’elle charge régulièrement et qu’elle apprend ensuite.
— Et comment ouvre-t-elle son coffre ?
— Par un code secret.
— C’est pire que l’histoire de la poule et de l’œuf, ce truc. Le code qui donne accès à d’autres codes. Vous connaissez ces mots de passe ?
— Absolument pas.
— Pourquoi, elle ne vous fait pas confiance ?
— Ce n’est pas une question de confiance, il s’agit là de sa vie, de son intimité. Si cela était possible, me donneriez-vous la clé pour lire à l’intérieur de vos pensées ? Accéder à vos secrets intimes, à vos fantasmes ?
Lucie serra les lèvres. Frédéric reprit avec un sourire :
— Un silence… Hmm… Je remarque que vous retenez beaucoup de choses en vous, des trésors que vous ne voulez pas révéler… Cela fait partie de l’équilibre de chacun. Il me semble donc logique que Manon se protège, y compris vis-à-vis de son propre frère.
— Et pourtant, à une certaine époque, elle vous avait autorisé à « inscrire » un nouveau message sur son corps. Ce « Rejoins les fous, proche des Moines ». Il s’agissait là aussi de son intimité. À l’hôpital, je ne vous ai vus que quelque temps ensemble, mais j’ai senti qu’elle éprouvait une certaine méfiance à votre égard. Qu’est-ce qui a pu changer depuis ?
Frédéric inspira longuement.
— Rien du tout. Manon n’est plus capable de ressentir une confiance sincère. Il suffit que je me mette en colère contre elle pour qu’elle inscrive instantanément dans son N-Tech : « Ne plus faire confiance à Frédéric », ou alors : « Frédéric me veut du mal. »
Lucie ne releva aucun tremblement, nul fléchissement dans sa voix. Il continua :
— Manon doit tout noter, ce qu’elle aime, et surtout ce qu’elle n’aime pas. L’année dernière, nous sommes allés à une exposition de Diriguen, un peintre contemporain. Eh bien, vous pourriez lire dans son appareil : « Je déteste Diriguen. » Elle le déteste, mais ne sait pas qu’elle le déteste, et si elle n’inscrit rien, elle retournera à cette exposition, une, deux, dix fois, et affrontera la même déception. Vous comprenez ? Et encore, même s’il lui vient à l’idée de consulter son N-Tech, elle devra penser à regarder dans le répertoire approprié, sans savoir si cette information s’y trouve ou non. C’est un gros problème du N-Tech : on ignore ce qu’on y stocke, et pourquoi on l’a stocké. Un peu comme si vous vous faisiez une croix quelque part sur le corps pour vous souvenir de rapporter un livre à un ami et que chez vous, le soir, vous deviez non seulement avoir le réflexe de retrouver la croix, mais, en plus, savoir ce qu’elle signifie ! En définitive, cette croix risque fort d’être totalement inutile.
Il haussa les épaules avant d’ajouter :
— Manon s’est rendue totalement dépendante de son petit appareil. Elle n’éprouve que des sentiments artificiels, qu’elle se fabrique elle-même par des notes absurdes au bas d’un cliché. Elle est véritablement devenue une esclave de la technologie.
— Comme nous tous, soupira Lucie.
Elle se rappela la phrase notée dans le N-Tech, sous la photo de Turin : « Ne plus jamais travailler avec ce pervers. » Et la manière dont Manon l’avait cernée, elle, sur une simple impression : « Solidité. Passion. Rigueur. » Juste trois mots. Un bien médiocre résumé, complètement impersonnel, de son caractère.
— Parlez-moi donc de ce message, pour le moins intrigant, que vous avez incisé sur son ventre : « Rejoins les fous, proche des Moines. »
Frédéric s’enfonça profondément dans son fauteuil, la tête rejetée vers l’arrière. C’était décidément un très bel homme.
— Une histoire ahurissante. Cela s’est passé au début de MemoryNode, en 2005. Manon apprenait tout juste à utiliser le N-Tech, elle se servait alors principalement de son PC et des Post-It qu’elle colle encore aujourd’hui sur les murs de son bureau. Vous vous rappelez, le terrible orage que nous avons affronté à cette époque ? Un peu comme hier, avec ces toitures arrachées ?
— Oui, bien sûr, je m’en souviens. À Dunkerque, ma mère m’a raconté que des bateaux du port avaient été retournés par le vent, et qu’un éclair avait même percuté le beffroi.
— Il s’est produit un phénomène identique ici. La foudre est venue frapper l’antenne, sur le toit. Une boule de feu est rentrée et a tourné plus d’une minute, saccageant tout sur son passage.
Il se leva et fouilla dans un tiroir pour récupérer une vieille édition de La Voix du Nord. L’épisode y était décrit précisément, avec les photos de l’intérieur de sa maison ravagée.
— Nous n’avions jamais vu cela de notre vie ! Tout a failli brûler, les fenêtres ont explosé. La pluie, le vent se sont engouffrés partout. Les appareils électriques de tout le voisinage ont grillé ! Dieu merci, les pompiers ont évité la catastrophe de justesse.
Lucie fit une moue circonspecte avant de déduire :
— Et évidemment, l’ordinateur de Manon a cramé.
— Pire que cela. Les trois quarts des feuilles de son bureau se sont envolées dans l’orage ou ont brûlé. Le reste était trempé, irrécupérable. Quand j’ai pénétré chez elle, j’ai retrouvé ma sœur dans un coin, toute tremblante, un bout de papier chiffonné dans la main. Il y était écrit : « Rejoins les fous, proche des Moines. » Elle était recroquevillée, en transe, comme si elle protégeait un trésor. Vous auriez vu son état ! Elle tenait un scalpel et s’apprêtait une nouvelle fois à s’estropier. Elle avait découvert des éléments en rapport avec le Professeur, j’en suis certain. Cette phrase, j’ai compris que rien ne l’empêcherait de la noter, alors, quand elle m’a demandé de l’inscrire pour elle, je… l’ai aidée… Je l’ai mutilée moi-même… Proprement…
— Vous auriez pu lui arracher le papier et le scalpel des mains, et faire qu’elle oublie en la distrayant !