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— En effet. Mais j’ai simplement respecté sa volonté. Manon était peut-être sur une piste qui la rapprochait du Professeur. Il fallait que ce message existe, pour elle, à un endroit sûr…

— C’est dingue, votre histoire… J’avoue avoir du mal à y croire.

— C’est pourtant la vérité. Pourquoi vous mentirais-je ? Cela n’aurait aucun sens. Je ferais tout pour ma sœur. Et pour attraper le salaud qui a tué Karine et toutes ces victimes innocentes.

Lucie referma l’édition de La Voix et la lui rendit. Elle sentait l’accent de la sincérité dans ses paroles et dut admettre qu’il la touchait. Que savait-elle finalement de sa douleur ? Perdre une sœur, une mère, et se retrouver avec une deuxième sœur incapable de s’extraire du présent…

Elle désigna l’écran de veille de l’ordinateur où dansait une courbe complexe.

— Vous aussi, vous avez étudié les mathématiques, je me trompe ?

Il se resservit une rasade de whisky.

— Comme tout le monde dans la famille. Ma sœur y a laissé sa jeunesse. Quant à moi, j’ai en effet pratiqué cette discipline plus de quatre années après le bac, avec passion, plus que de raison, au point de négliger les autres matières, de me focaliser uniquement sur cette science de la rigueur, de l’excellence. Or, vous savez, pour être un bon mouton, pour « réussir », il vaut mieux être moyen partout, même dans des disciplines qui vous passent par-dessus la tête. Vous devez suivre des rails fixés par d’autres.

Il resta silencieux quelques secondes, comme rattrapé par son passé, avant de continuer :

— Avec mes réticences à l’égard des autres matières et du système éducatif lui-même, qui me répugnait au-delà de tout, j’ai été…

— Viré ?

— Écarté, dirons-nous. Viré est un terme un peu… péjoratif, qui pourrait heurter mon orgueil.

— Le résultat est identique.

Frédéric encaissa la remarque.

— Il n’empêche que je suis aujourd’hui ce que je suis, même sans diplôme. Je dois vous avouer mon amertume envers le système français, mais passons, c’est un autre débat. Et puis, tout compte fait, on ne dirige pas une entreprise avec des équations. J’ai laissé tomber les maths, je les ai… oubliées…

Lucie sentit la vibration du regret derrière ses mots.

— J’admire énormément Manon pour… sa carrière. J’aurais aimé approcher, caresser les mathématiques si longtemps, si puissamment, comme elle l’a fait. Mais c’est maintenant du passé. Tout est enterré. C’est comme ça.

— Et votre sœur aînée, Karine ? Vous l’admiriez autant que Manon ?

— Je ne vous cache pas que nous avions des différends quant aux grandes orientations de notre entreprise. Il n’est pas facile de partager le pouvoir. Karine était une véritable veuve noire, assoiffée d’ambition. Elle n’hésitait pas à écraser du talon ceux qui se dressaient sur son chemin.

— À vous entendre, vous ne la portiez pas dans votre cœur.

— Pas vraiment, non. J’ai horreur qu’on me dicte ma conduite, qu’on oriente mes choix.

Il agita son verre et observa les ondulations ambrées jouer sur les parois.

— Je détestais Karine, je ne l’ai jamais caché à personne. Et pourtant, sa mort a été une terrible épreuve, pour nous tous. Quoi que vous puissiez en penser, j’en ai beaucoup souffert.

Il répondait du tac au tac et semblait se livrer totalement, avec franchise. Lucie en profita et poursuivit sur la même voie. Elle testait ses limites.

— Et donc, à sa mort, vous récupérez ses parts et devenez propriétaire à cent pour cent de la société familiale, je présume ? Cela devait représenter une belle somme d’argent.

— En effet. Cela m’a permis de tout arrêter pour m’occuper de Manon, acheter cette demeure, avant de créer une nouvelle entreprise à la sueur de mon front. Cela pose-t-il un problème ?

— Absolument pas…

Lucie aurait aimé pouvoir répondre plus fermement. Elle se rendit compte à quel point il l’impressionnait. Il fallait se ressaisir, ne pas se laisser hypnotiser.

— Ah, autre chose ! Concernant le déroulement des événements d’hier…

— Écoutez, je…

— Quand vous avez quitté Manon, le matin, à 9 h 10, vous êtes allé directement travailler ?

— Oui, je vous l’ai déjà dit à l’hôpital. Je suis arrivé au bureau vers 9 h 30. Votre Turin m’a posé exactement la même question. Rassurez-moi, vous ne me soupçonnez quand même pas d’avoir enlevé ma propre sœur ?

— Non, non, c’est juste que mes collègues épluchent systématiquement les emplois du temps des proches des victimes.

— Ah bon.

— Ensuite, aux dires de vos employés, vous vous êtes absenté à… 11 h 50, pour réapparaître à 14 h 10… Correct ?

— Correct. Je suis parti déjeuner et j’ai fait mes courses, comme toujours le mardi midi. C’est le jour de la semaine où l’on trouve le moins de monde dans les grandes surfaces. Puis j’ai eu un long entretien téléphonique, depuis ma voiture, avec le directeur commercial d’Air France. Cela a duré plus d’une demi-heure. Vous pourrez vérifier.

— Pourquoi depuis votre voiture ?

— Parce que je m’y trouvais quand il m’a appelé, voilà tout !

— Où avez-vous déjeuné ?

— Au centre commercial V2. Un sandwich.

— Sandwich, d’accord. Vos courses, vous les avez payées comment ?

— En liquide.

— Décidément… Donc personne ne peut attester de votre présence là-bas ?

Frédéric regarda sa montre et se leva, l’air légèrement agacé.

— Excusez-moi, lieutenant, mais là, je vais devoir y aller.

— Je n’ai pas terminé.

— Écoutez… Je rentre demain soir, je connais un excellent restaurant à la frontière belge. On y mange un potchevlesh d’une rare qualité. Nous discuterons de Manon et vous me demanderez ce que vous voulez. Je vous raconterai tout sur les courses que j’ai faites, l’endroit exact où j’ai acheté mon sandwich et la place de parking où s’est tenue ma discussion. Cela vous va ?

Lucie ne put dissimuler l’étincelle qui brilla dans ses pupilles. Elle se redressa, tout en répondant :

— Vous n’y allez pas par quatre chemins, vous. Pour le dîner, cela risque de poser problème, j’ai des jumelles de quatre ans et…

— Ne prenez pas le prétexte de vos filles pour vous dérober. Vous avez réussi à vous arranger la nuit dernière, non ? Allez, laissez-vous aller un peu, Lucie.

Lucie, il l’avait appelée Lucie…

— J’attends votre coup de fil. Car je suppose que vous connaissez mon numéro de portable, non ?

— Il s’agit de mon boulot, rétorqua-t-elle dans un discret éclat de gaieté.

— Ah… Votre boulot…

Il la raccompagna jusqu’à la porte. Une fois dans le couloir, Lucie désigna une échelle posée le long du mur et demanda :

— Vos travaux, vous les avez commencés il y a longtemps ?

Frédéric passa la tête dans l’embrasure, surpris.

— Il y a à peu près six mois. Pourquoi ?

— Non… Comme ça… À bientôt…

— À demain…

En remontant les étroites ruelles, Lucie ne put chasser de son esprit ce regard volcanique, ces effluves envoûtants, cette présence forte et rassurante. Un rendez-vous… Dans un restaurant… Avec un type beau comme un diable.

Incroyable.

Curieusement, au même moment, elle songeait aussi à Manon. Son visage. Ses intonations de voix. Ses mystérieuses scarifications.

Frédéric… Se focaliser sur Frédéric. Un homme mûr et intelligent.