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Quelqu’un l’avait touchée.

Anthony.

Elle se souvint de ses regards furtifs, de la vitesse avec laquelle il s’était volatilisé hors de chez elle, après avoir gardé les jumelles. Puis des chuchotements des étudiants, à l’instant. Ssssorccccièrrrre…

Tout se mit à tourner. Son secret, propagé avec la vitesse d’un feu de brousse.

Elle se rua dans l’escalier, démolie, écœurée. L’étage. Les coups sur le bois. Anthony ouvrit, en caleçon, torse nu. Lucie le poussa à l’intérieur et claqua la porte du talon.

— Tu as fouillé, hein ? Tu as fouillé chez moi ! Tu as ouvert l’armoire de ma chambre !

Elle le bouscula sans ménagement. Il se retrouva plaqué contre une cloison.

— Non… Non, c’est… c’est faux… balbutia-t-il. Je…

— Et tu en as parlé à tout le monde ! Bon sang ! Mais… Qu’est-ce qui t’a pris ?

Anthony se liquéfiait.

— Tu n’avais pas le droit… poursuivit-elle, au bord des larmes. Tu n’avais pas le droit !

— Je… Excusez-moi… Je…

Lucie se laissa tomber sur une chaise, vidée. Puis, quelques secondes plus tard, se releva. Une barre dans le crâne. Au moment de sortir, elle l’affronta une dernière fois :

— Ce n’est pas ce que tu crois… C’est… Rien ne parvint à sortir de sa bouche. Elle disparut dans le couloir. Anéantie.

26.

— Pâté ou jambon ?

— Pâté.

— Ras-le-bol de glander ici. Ils arrivent quand les autres ?

— Pas avant 2 heures.

— Il est même pas 22 heures… Putain…

Olivier croqua dans son sandwich au jambon et tourna le bouton de l’autoradio sur France Bleue Nord. On y parlait des orages de la veille, de ceux à venir par la Bretagne, plus violents encore, des élections présidentielles, et d’un tas d’autres informations qu’il n’écoutait pas. Rien à foutre de ce baratin. Il aurait dû se trouver chez lui avec sa femme et sa fille au lieu de faire le piquet dans cette fichue 306, devant la bâtisse des Moinet.

Il sursauta quand un poing percuta la vitre.

Un type surgi de nulle part frappait au carreau.

— Ex… Excusez-moi !

L’homme haletait et se retournait sans cesse, le front trempé. À cette heure avancée, personne ne traînait plus dans cette rue sombre et peu engageante du Vieux-Lille. Sans vraiment réfléchir, Olivier baissa la vitre et haussa les sourcils. Charlie, son collègue, se pencha par-dessus son épaule, la main sur la ceinture. Mais pas sur le pistolet. Grave erreur.

Un projectile à bout rouge traversa l’habitacle dans un sifflement discret. Charlie fut le premier à le recevoir droit dans la carotide. Olivier n’eut pas le temps de réagir. Aucun cri, nul mouvement de défense. Une aiguille vint se planter dans sa gorge et le plongea immédiatement dans un profond sommeil.

Romain Ardère, reprenant sa respiration, s’épongea le front avec un large mouchoir. Riche idée d’avoir couru quatre ou cinq cents mètres pour paraître à bout de souffle, détourner l’attention des flics et ainsi amoindrir leur vigilance. Il aurait pu les tuer, mais à quoi bon ? Ils ne l’intéressaient pas. La puissance de l’anesthésique entraînerait un léger phénomène d’amnésie. Ils ne se rappelleraient de rien. Tout juste d’avoir été endormis.

Après avoir récupéré précautionneusement les fléchettes, remonté la vitre et fermé les portières, Ardère enfonça son bonnet, retendit ses gants en cuir, réajusta son sac à dos et rangea son pistolet hypodermique dans sa ceinture. Un lampadaire, au loin, arracha furtivement son profil de l’ombre. Il regarda autour de lui. Pas un chien, les volets métalliques étaient tous baissés sur les façades des magasins.

Il s’engagea dans l’impasse du Vacher. Les hauts murs se dressaient en monstres immobiles, le relief des toitures découpait des figures de contes maléfiques. L’obscurité engloutit rapidement son imperméable noir, qui bruissait dans son sillage comme une aile de corbeau. Au fond du boyau, il poussa la porte menant dans le couloir entre les appartements et disparut à l’intérieur, un cran d’arrêt à la main.

Il s’arrêta devant la porte de droite et lut, sous la lueur de sa torche minuscule : « M. M. »

Lentement, il fit pivoter son arme devant lui, l’éclair sur l’acier effilé se refléta dans ses pupilles de rapace.

Un courant d’air s’invita dans le couloir. La caresse froide et osseuse de la Mort.

Il se serait bien chargé de cette garce autrement, mais… il fallait agir dans l’urgence, à l’instinct, sans préparation. Et puis, elle n’entrait pas réellement dans la catégorie de ce qu’il recherchait…

Après un petit détour par l’appartement de Frédéric Moinet, il irait droit au but, ce coup-ci.

Adieu, M. M. Good bye Manon Moinet.

27.

Le dîner avec Maud avait tourné à la catastrophe. Lucie n’avait pas réussi à décrocher une seule parole. Elle restait obnubilée par les étudiants, leurs yeux exorbités, leurs murmures. Jusqu’où son secret, cette part d’elle-même qu’elle protégeait depuis si longtemps, allait-il être divulgué ? Comment finirait ce déversement de douleur ?

En s’engageant dans la rue Danel, elle continuait à ressasser les mêmes pensées. Elle ajusta son petit blouson bleu nuit, le regard inquiet.

— Salut les gars, fit-elle en frappant contre l’une des vitres de la 306. Pas trop dif…

Une énorme pulsation gonfla sa carotide.

Aucune réaction à l’intérieur. Elle cogna avec plus de vigueur, le front collé au carreau, et découvrit la pointe de sang au-dessus du col de son collègue.

Les deux mains sur la poignée, les dents serrées, elle tira de toutes ses forces. Sans succès. Elle préféra ne pas briser la vitre. Ne pas alerter l’agresseur, peut-être encore dans les parages.

Elle se retourna. L’impasse. Gueule sombre et inquiétante. Elle s’y enfonça, ses sens aiguisés, ses muscles en alerte.

Quand elle s’engagea dans le couloir, la crosse du Sig Sauer caressait le creux de sa paume.

Sous le poids du silence, le spectre de ses agressions récentes lui revint en mémoire. Son organisme déversait sa crainte par chaque pore de sa peau. Seule, de nouveau. Un flash sur ses rétines : ses filles. Et s’il lui arrivait malheur, que deviendraient-elles ?

Elle s’en voulut de penser à une chose pareille. Pas maintenant ! Elle était flic, jusqu’au bout des ongles. Elle devait agir.

Derrière elle, la porte d’entrée principale se rabattit dans un soupir.

D’un coup, des cris étouffés. Puis les éclats d’une lutte. Dans l’appartement de Manon.

Lucie se plaqua contre le mur, sur le côté, et tourna la poignée. Fermé. Elle pointa le canon sur la serrure et embrasa le couloir de poudre incandescente.

Des bruits de pas, à l’intérieur. Puis un autre coup de semonce.

Lucie chassa la porte du pied. L’arme contre la joue, elle jeta un coup d’œil dans l’embrasure.

Manon gisait sur le sol du salon, les doigts repliés sur sa gorge, chuchotant inlassablement les mêmes syllabes : « Ber-nou-li ». Son chien la léchait. À côté d’eux, un Beretta, ainsi qu’un cran d’arrêt déployé.

La jeune femme avait réussi à désarmer son assaillant.

Dans un sursaut, Manon se redressa et la braqua instantanément. Les yeux injectés de sang, elle crachait une espèce d’écume blanchâtre. Elle allait tirer.

— Je suis Lucie Henebelle ! hurla le lieutenant en levant les mains. Rappelez-vous ! Lucie ! Lucie !