Le doigt qui tremble sur la détente. Une vibration, une infime vibration pour que la balle jaillisse et transperce le crâne de la flic.
— Lucie Henebelle ! reprit-elle. Lucie Henebelle ! Vous savez ça ! Vous l’avez appris !
Un éclair traversa les pupilles de Manon.
— Lucie Henebelle ? Que se… passe-t-il ? Ma… gorge… On a voulu… On a voulu m’étrangler…
Un souffle humide traversa l’appartement. Suivi d’un claquement de fenêtre au bout du couloir. Lucie se rua vers la porte en disant à Manon :
— Ne touchez pas à ce couteau… Les empreintes ! Je reviens !
L’impasse. Au bout, une silhouette qui s’enfuyait à droite dans la rue.
En une fraction de seconde, toutes les pensées de Lucie quittèrent son cerveau. Elle se précipita, les doigts serrés sur son arme, entièrement mobilisée à coordonner la musique de la traque. Et l’écoulement de son souffle.
Goulots d’étranglement, virages aux angles impossibles. Rue Royale, puis Négrier. Le Vieux-Lille semblait se rétracter sur lui-même, pareil à une araignée infâme. L’ombre tourna encore. Rue Jean Moulin, puis d’Angleterre, artère sinistre flanquée de boutiques aux rideaux d’acier. Lucie gonflait ses poumons d’inspirations précises et régulières. Le cœur suivait, les veines enflaient, les muscles répondaient. Elle gagna en rapidité. Jusqu’à ce que la pointe dans le mollet se remette à hurler.
Elle grimaça mais poursuivit, hargneuse, enragée. Le bruit des pas devant elle l’enivrait, la gorgeait de courage. Le fuyard perdait du terrain. Encore quelques mètres à peine avant de s’arrêter pour le prendre en joue. Et le blesser.
Impossible de voir à quoi il ressemblait. Juste un imperméable, un bonnet, un sac à dos, des fers de boîtes cognant les pavés.
Autre virage. Au loin, deux ou trois jeunes, plaqués contre un mur. Fracas d’objets qui chutent. Dans l’angle, des poubelles renversées. Lucie eut le réflexe de sauter mais l’atterrissage la foudroya. La brûlure se propagea jusque dans son genou. Et la stoppa net.
Elle hurla, les mains écrasées sur le muscle bombé, le front relevé vers l’homme qui s’évanouissait déjà dans le froid de la nuit lilloise. Elle tenta encore quelques pas, malgré sa jambe en feu. En vain.
— Eh merde ! cria-t-elle dans le vide. Merde, merde, merde !
Elle fit demi-tour, hors d’elle. Encore un échec. Décidément, tout partait en vrille.
Elle regagna l’impasse en boitillant.
Soudain, au niveau du véhicule de police, une hallucination.
Une silhouette, penchée sur la fenêtre de la 306. Même gabarit que l’agresseur.
Lucie se précipita et écrasa son canon sur l’arrière de la chevelure châtain.
— Bouge pas !
L’homme se retourna lentement, les bras levés. Lucie raffermit sa prise autour de la crosse.
— Turin ? C’est pas vrai !
Le lieutenant parisien au perfecto noir… Elle baissa son Sig. Derrière lui, la vitre de la voiture avait volé en éclats.
— C’est quoi ce bordel ? demanda-t-il d’un ton très dur.
Lucie fronça les sourcils en remarquant la méchante blessure sur sa main gauche.
— Il est plus de 22 heures. Qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Et vous ?
Elle observa ses pieds. Des bottes.
— Vous avez le front en sueur, constata-t-elle. Vous avez couru ?
— J’arrive à pinces de l’hôtel. Je me suis farci deux kilomètres… Avec la cigarette… Ça arrange rien…
— Je répète ma question. Qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Des trucs à demander à Manon… Sur son frère… Et vous ?
— Moi aussi…
Ils se jaugèrent quelques secondes sans desserrer les dents. Lucie rompit le silence la première. Elle désigna la 306.
— Comment ils vont ?
— Juste endormis, à première vue. J’ai appelé les secours.
— Je viens de poursuivre un type qui a essayé d’étrangler Manon.
Turin écarquilla les yeux. Lucie ne lui laissa pas le temps de répondre. Elle continua :
— Eh oui, un étranglement, même scénario qu’il y a trois ans. Je crois bien que l’agresseur est revenu corriger son erreur.
Elle le considéra d’un air de reproche.
— Vous allez continuer à me dire que le cambriolage de l’époque était une simple coïncidence ? Qu’il n’avait rien à voir avec toute cette histoire ?
Elle lui tourna le dos et s’enfonça dans l’impasse. Il lui emboîta le pas.
— Vous traînez la patte, Henebelle. Un souci ?
— Non, aucun souci ! Et vous, votre main ?
— Rien de grave. Une mauvaise coupure.
Ils pénétrèrent dans le couloir. Puis chez Manon. Personne dans le salon.
— Manon ?
Pas de réponse. Turin posa son index sur ses lèvres et sortit son arme. Il s’aventura en direction de la cuisine. Rien.
Ils s’avancèrent vers le bout du couloir. La porte de métal. La partie room.
— Manon ! cria Lucie en tambourinant sur la plaque d’acier.
Silence. Ils foncèrent vers la chambre.
— Où est-elle, nom de Dieu ?
Ce fut dans la salle de bains qu’ils la découvrirent, allongée sur le sol. Immobile.
Le Beretta et le cran d’arrêt entre ses jambes inertes.
Son chemisier taché de sang.
28.
À l’aide d’un mouchoir, Lucie s’empara du flingue, du couteau, et les posa sur le rebord du lavabo. Manon se tenait recroquevillée, une serviette éponge serrée contre la poitrine. Assis sur une chaise, Turin observait la scène.
— Une ambulance et des renforts vont arriver… fit Lucie. Manon, vous allez finir par vous tuer à vous mutiler comme ça ! Qu’avez-vous noté cette fois ? Encore un truc incompréhensible ? Laissez-moi au moins regarder votre blessure. Il faut vous soigner !
— Non, je vous ai dit ! Ne m’approchez pas !
Soudain, elle fixa le lieutenant parisien et demanda dans un élan de panique :
— Hervé ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment est tu entré ?
Ses yeux absorbaient chaque détail de son environnement. Les gants de toilette, les brosses, les flacons, alignés dans un ordre qu’il lui semblait connaître. Sa salle de bains, il s’agissait de sa salle de bains ! Son appartement ! Plaquée contre le mur carrelé, elle recentra son attention sur le flic, avant de lancer, l’air mauvais :
— Je ne veux plus jamais te voir ! Plus jamais ! Je n’ai pas été claire la dernière fois ?
— Tu as vraiment une drôle de notion du temps, répondit Turin d’un ton désinvolte. La dernière fois remonte à plus de trois ans… Et c’était à quatre cents bornes d’ici. Ravi de te revoir, moi aussi, même dans des conditions aussi sordides.
Colère, frustration, peur… Manon était à bout de nerfs. Comme chaque fois où elle se retrouvait dans une situation qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Elle se crispa plus encore en s’adressant à Lucie :
— Et vous, qui êtes-vous ? Sa poule du moment ?
Elle se tira brusquement les cheveux dans un long cri d’impuissance et demanda en hurlant :
— Mais que se passe-t-il ? Dites-moi ! Je vous en prie ! Dites-moi !
Turin se leva et s’approcha d’elle.
— Calme-toi un peu, d’accord ?
Manon respirait à une vitesse effroyable.
— Me calmer ? Me calmer ? Je me retrouve en sang, avec un pistolet et un cran d’arrêt entre les jambes ! Je ne sais même pas quel jour on est, ni ce que je fais assise ici ! Et tu voudrais que je me calme ?
Il tendit le bras dans sa direction, elle se protégea instinctivement derrière sa serviette. Lucie ne put s’empêcher de repenser à Michaël, le Korsakoff. L’épisode avec l’épingle, la mémoire du corps. De toute évidence, Manon se méfiait de lui.