Elle composa le numéro de la permanence, au bureau de la DIPJ. À peine son interlocuteur avait-il décroché qu’elle demanda :
— Du neuf pour Manon Moinet ?
— Bah, j’allais vous rappeler, justement ! rétorqua Greux, l’OPJ[4] d’astreinte. Individu non fiché, mais deux faits vraiment bizarres. Primo, une info de la sûreté urbaine : un type a débarqué là-bas, complètement affolé. Il prétend avoir recueilli un individu féminin qui errait au bord de la route, à une quarantaine de bornes d’ici, à proximité de Raismes !
— Manon Moinet ?
— C’est l’identité qu’elle lui a filée, oui ! Elle lui aurait demandé de la conduire dans le Vieux-Lille, puis elle l’aurait agressé avant de sauter du véhicule, comme ça, à un feu rouge, à l’entrée de la ville, au niveau de la porte de Béthune.
— Ça fait un sacré bout de chemin à pied jusqu’à Vauban, quand même.
— Surtout avec une tempête pareille. Et le gars l’a regardée s’éloigner, tout con. Il lui vient en aide, et elle lui colle une droite ! Il n’a pas dû piger ce qui lui arrivait.
— Il est toujours au 88 ?
— Les collègues l’asticotent un peu.
Lucie fit quelques pas en arrière sous le porche pour échapper à la pluie qui commençait à l’atteindre.
— Rappelle-les, demande-leur de le garder ! Préviens aussi le commissariat ou la gendarmerie de Raismes, qu’ils se tiennent prêts ! Tu as quelqu’un pour te remplacer à la perm ?
— Malouda.
— OK. Embarque un binôme, on doit se rendre là-bas. Moinet était à pied, donc proche du lieu de séquestration présumé. L’individu du 88 saura t’y reconduire. Il faut agir très vite ! Je vais essayer de choper une ambulance pour me ramener. Normalement j’arrive dans dix minutes. Si je ne suis pas là, vous filez, reçu ?
— Reçu. Mais attendez avant de raccrocher ! J’ai encore un truc louche concernant Moinet.
Greux marqua une pause.
— Alors ? T’attends quoi, là ? S’impatienta Lucie.
— Il s’agit de sa mère, Marie Moinet. L’adresse que vous m’avez transmise, à Caen… J’ai appelé. C’est un type qui a répondu.
— Le père ?
— Pas vraiment. Le nouveau proprio de la maison.
— Quoi ?
— Marie Moinet ne crèche plus à cette adresse depuis trois ans.
— Mince ! Comme si cette histoire n’était pas assez compliquée. C’est pourtant l’info qu’elle m’a donnée ! Et tu as pu dénicher son adresse actuelle ?
— Bah, ouais. Le boulevard des trépassés…
— Quoi ?
— Le boulevard des trépassés, le cimetière quoi ! Cette femme est morte il y a presque trois ans.
— Trois ans ? Tu déconnes ? Sa fille vient de la réclamer !
— Elle s’est foutue en l’air dans un HP. Le 8 juillet 2004.
Lucie raccrocha. Elle n’y comprenait absolument rien. La nuit risquait d’être longue.
Et tout à coup, de nouveau, la culpabilité. Ses filles, éviter la nuit. Sa promesse…
Il lui suffisait d’appeler un officier de remplacement et de rentrer. Le commandant n’apprécierait pas, mais il comprendrait. Il l’aimait bien, elle, la petite Dunkerquoise.
Ses filles, Manon. Manon, ses filles. Une décision, vite.
Elle se précipita dans le hall des urgences. Flavien se dirigeait à sa rencontre d’un pas alerte.
— Vous avez un instant ? L’interpella-t-il.
— Écoutez, je…
Elle réfléchit une seconde.
— Je viens de recevoir un appel. Je dois partir au plus vite pour Raismes, on y a vu votre patiente en train d’errer au bord de la route. Je vais envoyer un collègue pour veiller sur elle.
Flavien leva sa main en l’air.
— Je crois que vous devriez remettre votre voyage à plus tard.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? C’est Manon ? Vous l’avez auscultée ? Elle n’a pas…
— Elle se repose encore en salle de soins. Mais c’est quand elle a ouvert les yeux, j’ai…
Il fronça les sourcils, l’air grave.
— Suivez-moi… C’est au-dessus, dans l’unité de neurologie, que ça se passe. Manon vous y attend…
— Mais… Vous venez de me dire qu’elle était en bas !
— Je le sais bien, cher lieutenant. Mais attendez-vous à un choc. Parce que je vous garantis qu’elle se trouve aussi en haut.
5.
À la station Châtelet, Romain Ardère se laissa bercer par le long tapis roulant qui le menait vers la ligne 4 du métro parisien, direction la gare Montparnasse. La sensation de l’air sur son visage lui fit du bien. Il inspira profondément. Le directeur de Mille et une étoiles appréciait le calme des couloirs en cette heure avancée de la soirée.
Depuis 5 heures du matin, il ne s’était pas arrêté. Il revenait d’une réunion importante avec les différents fournisseurs d’équipements pyrotechniques, ses assureurs, son maître artificier, et surtout, l’adjointe au maire de Saint-Denis.
Bilan de la journée ? Sa petite société faisait partie de la short list pour le feu d’artifice du 14 Juillet à Saint-Denis. Pas encore la tour Eiffel, certes, mais on s’en approchait doucement, avec cette ville de presque cent mille habitants. Nom du projet : « L’empire céleste ».
Avec une chance sur cinq d’être retenu, Ardère possédait néanmoins un avantage de taille sur ses concurrents : le « calisson d’étoiles », une bombe de sa composition, mélange secret de nitrate de baryum, d’oxyde de strontium, de chlorure cuivreux et d’un réactif complexe, qui libérait des grains de lumière en forme de losanges multicolores. La précision géométrique appliquée au charme de l’imaginaire. Du jamais vu.
L’homme au costume impeccable, au style jeune et engagé, se réjouissait d’avance. Un tel contrat permettrait à son entreprise de percer hors de son département, le Maine-et-Loire, et d’aborder de nouveaux horizons. Lui qui n’était parti de rien pourrait bientôt embraser la France entière de ses shows féeriques.
Il emprunta un escalator. Une fois sur le quai du métro, il plaça sa mallette entre ses jambes et observa les jeunes, de l’autre côté des voies, qui jouaient au football avec une canette de Coca.
L’intellect, face à la racaille. À leur âge, lui bâtissait déjà le monde ; eux s’y repaissaient. Il les méprisa.
Les wagons jaillirent de leur bouche d’ombre. Ardère s’installa sur un strapontin, défit le nœud de sa cravate et sortit des boules antistress de sa poche, tatouées du logo de sa société. Il les fit rouler entre ses doigts. Elles émirent un léger bruit métallique qui le détendit. Boule rouge, boule bleue. Le Yin et le Yang.
Lentement, il regarda sur la droite. La vue d’un cercle graffité sur la porte coulissante lui rappela sa pièce secrète, décorée d’instruments de cirque, de ballons, de massues et, surtout, d’une large cible jadis utilisée par un célèbre lanceur de poignards. C’était dans ce petit local discret qu’il élaborait ses amalgames éclatants. Son jardin secret. Sa raison de vivre.
Ardère fixa son reflet dans la vitre latérale. À la station suivante, ses yeux se perdirent le long des murs carrelés, attrapèrent la course aveugle des passants et s’arrêtèrent sur les panneaux publicitaires, dont la plupart vantaient les mérites du dernier roman de Stephen King.
Soudain, un bond dans sa poitrine.
Il se leva subitement et se faufila de justesse entre les portes.
Face à lui, déployée sur trois mètres de haut, une affiche.
Une femme sublime, aux iris d’un bleu éclatant.