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— Tout nous ramène à lui… Il peut très bien s’être emparé du N-Tech et y avoir ajouté ou supprimé ce qu’il voulait. Je sais pas moi… pendant un moment d’inattention de sa sœur. Ou alors, comme vous le sous-entendiez, elle lui fait tellement confiance qu’elle prend pour argent comptant tout ce qu’il lui dit.

Il croisa les bras et ajouta :

— L’auteur du message dans la cabane des chasseurs connaissait le passé de Manon, ses habitudes d’adolescente… Et il y a aussi ce trou dans l’emploi du temps de Frédéric Moinet, entre midi et 14 heures, juste au moment où la vieille a été butée… L’heure du déjeuner, je vous l’accorde. N’empêche, ça fait beaucoup.

Lucie acquiesça sans conviction.

— C’est quand même un peu gros… On le suspecte de quoi, au juste ? D’avoir assassiné Dubreuil ? D’être le Professeur ? C’est rigoureusement impossible.

— Pas d’avoir assassiné Dubreuil, ni d’être le Professeur, mais d’être impliqué dans ce merdier, d’une façon ou d’une autre. Manon a été enlevée ici même… Sans résistance… Puis relâchée à peine quelques heures plus tard… On la manipule… Peut-être au point de l’avoir « forcée » à prendre des cours de tir, de self défense, avant de tout effacer de son appareil.

Pour une fois, ils avançaient sur la même longueur d’onde. Lucie prolongea la pensée de Turin :

— Peut-être en prévision de la campagne de pub de N-Tech et MemoryNode. Frédéric savait qu’un jour ou l’autre, Manon s’exposerait médiatiquement, et que le Professeur pourrait réagir de nouveau. Il lui a fourni une arme pour qu’elle puisse se défendre…

Elle marqua une pause, avant de s’objecter à elle-même :

— Ceci dit, ça peut aussi bien être Vandenbusche, ou n’importe qui d’autre. En fait, tous ceux qu’elle a croisés depuis qu’elle utilise cet engin. Des patients de MemoryNode, des commerciaux de N-Tech… Ou bien même vous… Il suffisait de gagner sa confiance…

Le lieutenant parisien ne tint pas compte de la dernière pique. Il s’affaissa sur la table du salon, la tête rentrée dans les épaules.

— Le putain de calvaire recommence… À peine une journée d’enquête, et nous voilà autant largués qu’il y a quatre ans… Manon est le point central de cette affaire, elle l’a toujours été. Et c’est pour cette raison qu’on essaie de l’éliminer.

— Et de la protéger.

— Et de la protéger…

Un bruit derrière eux. Manon se dressait dans l’embrasure de la porte, toute tremblante. Elle écarta le bas de sa serviette éponge.

Sa nouvelle plaie, en lettres de sang.

La mathématicienne indiqua du bout de l’ongle les signes incrustés dans sa peau, à côté de son ancienne cicatrice.

Toujours en miroir, les lettres BERNOULLI.

« Trouver la tombe de Bernoulli. »

— Quand ? Dites-moi quand j’ai écrit cela ! s’écria Manon. Dites-moi !

— Pendant que je coursais votre agresseur, répondit Lucie, interloquée. Quand… Quand je suis entrée chez vous, vous aviez les mains autour de la gor…

Elle s’interrompit net, soudain traversée par un souvenir : d’après Frédéric, Manon avait inscrit « Trouver la tombe d » au cours d’une crise dans sa salle de bains, où elle étouffait, la main sur le cou. Précisément comme aujourd’hui. L’amorce dont avait parlé Vandenbusche, le geste ou la parole capable de solliciter la mémoire du corps, était cet acte d’étranglement.

Chez Frédéric, quelques heures plus tôt, Lucie avait visé juste. En subissant la même agression, Manon venait de revivre le jour du cambriolage. L’ambiance, les odeurs, les sons cachés quelque part dans sa mémoire à long terme… Son agresseur, voilà trois ans, avait dû lui chuchoter un message à l’oreille, peut-être lui avait-il délivré la clé de l’énigme, alors qu’il la privait d’air en lui écrasant la trachée.

— Ça va pas ? fit Turin.

— Si, si, excusez-moi, répondit Lucie.

Elle reprit, s’adressant à Manon :

— … Vous aviez les mains autour de la gorge, et vous murmuriez ce nom, ce Bernoulli…

Manon se mit à tamponner les zébrures pourpres. La voix fiévreuse, elle affirma :

— La réponse se cache à Bâle, en Suisse.

— En Suisse ?

— Sur la tombe de Bernoulli !

Turin et Lucie échangèrent un regard.

— Qui est Bernoulli ?

Manon se dirigea vers une armoire pour y récupérer des vêtements.

— Bernoulli ! Bernoulli ! C’était donc cela !

— Mais qui est-ce ?

— Bernoulli était l’un des plus illustres mathématiciens du XVIIe siècle, contemporain de Leibniz, Boyle ou Hooke ! Il s’est intéressé au calcul infinitésimal et intégral, sans…

— On s’en fiche ! l’interrompit Turin. Va au fait ! Pourquoi Bernoulli ?

La réponse fusa :

— Il a passé la moitié de sa vie à percer un mystère qui est le cœur de toute cette affaire ! Le mystère des spirales !

Elle désigna le nautile tatoué sur son épaule, avant d’ajouter :

— Bon sang de bon sang. C’était là, sur mon corps, depuis des années. Et c’était une évidence.

29.

— C’est moi qui aurais dû partir là-bas avec elle ! Mince, commandant !

Kashmareck grillait sa cigarette au bout de l’impasse, à proximité d’une ambulance. Les poings solidement plongés dans les poches de son blouson, furieuse, Lucie shoota de la pointe du pied dans un caillou.

— Tu as entendu ce qu’a dit notre médecin ? grogna Kashmareck. Tu as sans doute une tendinite !

— Non, non ! Je vais faire des étirements, je suis sûre que…

— Écoute Henebelle ! Turin et Moinet ont déjà travaillé ensemble par le passé, il connaît son affaire et en plus il a autorité sur toi concernant ce genre de décisions. Alors tu devrais passer à autre chose… Je te rappelle que tu dois te farcir le rapport sur ce qu’il vient de se passer.

Lucie ouvrit grand ses mains devant elle, en signe de désapprobation.

— Mais Manon refusait quasiment de partir avec lui ! Vous savez ce qui est noté dans son N-Tech ? « Ne plus jamais travailler avec ce pervers » ! Ce pervers !

Kashmareck regarda autour de lui, s’assurant que personne n’entendait.

— Je t’interdis de cracher sur un collègue, d’accord ? Moinet est partie de son plein gré, personne ne l’a forcée !

Lucie ne voulait pas en démordre. Elle insista :

— Dans six ou sept heures, ils arriveront à Bâle. De toute façon, tu n’as rien raté, on ne résout pas une affaire avec un truc pareil… Une cicatrice vieille de plusieurs années… Je ne vois pas ce qu’il y a à récupérer sur une tombe perdue en Suisse.

— Peut-être qu’il…

— Bon, du concret maintenant ! Parle-moi plutôt de l’agresseur !

Lucie haussa les épaules, vexée par l’attitude de son supérieur.

— Que dire ? J’ai poursuivi une ombre.

— Mais encore ?

— Il courait vite, le dos bien droit, signe d’une certaine jeunesse. Trente, quarante ans maximum. Il me semble qu’il portait un jean avec un long imperméable… Un sac à dos et aussi un bonnet. Taille et corpulence moyennes… Genre Turin. Les fers de ses chaussures claquaient sur les pavés, le type de fer qu’on trouve sous des bottes. Mais… je n’ai rien d’autre… Faudra essayer de voir avec les témoins qu’on pourra retrouver.

Elle marqua une pause, avant de reprendre :

— En tout cas une chose est certaine, on n’utilise plus Manon comme l’objet d’un rituel ou l’élément d’une mise en scène, comme c’était le cas dans la cabane des chasseurs, mais on cherche bien à l’éliminer.