Manon ouvrit soudain les yeux.
Elle s’affola. Une voiture inconnue ! Turin, à ses côtés ! Que se passait-il ? Sa main se porta immédiatement sur la poignée de la porte, mais la feuille A4 scotchée dans l’angle du pare-brise interrompit son geste. Son écriture :
« Direction la cathédrale de Bâle, pour la tombe de Bernoulli.
Tu redouteras ma rage — Eadem mutata resurgo.
Il est normal que tu te trouves dans cette voiture avec Turin. Il s’occupe de l’affaire. Ne réponds pas à ses questions. Bernoulli. Juste Bernoulli… »
— C’est au moins la dixième fois que tu attrapes cette putain de poignée de portière, cracha le lieutenant parisien sans quitter la route des yeux. J’ai verrouillé, pour éviter que tu fasses une connerie. T’es pire qu’un gosse.
Il vida sa canette de Coca, qu’il écrasa d’une seule main et jeta par la fenêtre.
— Pourquoi je m’acharne à te le répéter ? Dans une minute, tu auras oublié, et il faudra tout recommencer. Je ne sais pas comment tu supportes ton état. Ou si, je sais. Tu ne le supportes pas, mais même ça, tu l’oublies.
Un panneau vert « Bruxelles-Luxembourg-Namur ». Il s’engagea sur l’autoroute E411, puis observa sa passagère du coin de l’œil. Les traits d’ange d’abord, la poitrine ensuite, dont les formes bombées arrondissaient son pull.
— Je croyais être guéri de toi, confia-t-il dans un souffle. Je croyais t’avoir oubliée. Du moins, j’ai essayé, j’ai vraiment essayé. Mais… Manon… Te revoir… Tout se réveille… C’est quand même un hasard formidable, non ? Je veux dire là, nous deux, arpentant le bitume, comme à la vieille époque. Au temps où nos journées étaient pleines de rebondissements.
Manon tourna la tête vers la vitre passager, la gorge nouée. Comment avait-elle pu accepter de partir seule avec lui ? Pourquoi n’était-ce pas cette Lucie Henebelle qui l’accompagnait ? Elle effleura discrètement le métal de son téléphone portable dans sa poche. Un malaise grandissant lui serrait le cœur.
— Quand tu m’as abandonné, tu m’as rendu fou, poursuivit-il. Tu…
Elle se tourna vers lui, incapable de contenir le feu de sa colère.
— Abandonné ? Mais de quoi tu parles ? Je n’ai jamais éprouvé le moindre sentiment pour toi, j’ai toujours été claire ! C’est toi qui ne me lâchais pas, qui me harcelais ! À l’époque, j’aurais dû porter plainte ! J’aurais dû raconter que le grand lieutenant Turin n’était qu’un pervers, un voleur de sous-vêtements et un client régulier des prostituées !
Il ricana.
— Mais tu ne l’as pas fait, parce que je continuais à te fournir des informations sur le Professeur. Tu étais pire qu’une droguée. Donnant-donnant, tu te rappelles ?
— Donnant-donnant, répéta-t-elle. Échange de bons procédés.
Elle le regarda fixement.
— Tu t’es fait soigner ?
— Je vais bien, merci de te soucier de ma santé sexuelle.
— Ta maladie des femmes se guérit, tu sais… Tu aurais dû…
Elle vit ses mâchoires se contracter.
— Garde tes leçons pour toi. Les psys, c’est pas mon truc. Ni aujourd’hui, ni jamais. Ne parle plus de ça, t’as compris ?
Manon sentit un tressaillement sous sa peau. Elle avait oublié à quel point ce type était volcanique. Et dangereux.
— Aujourd’hui, les compteurs sont remis à zéro, rétorqua-t-elle sèchement. Ne t’avise surtout pas de me toucher ou je déballe tout. Contente-toi de regarder la route, et emmène-nous là-bas. D’accord ?
Il reprit un ton conciliant, et même étonnamment calme.
— En tout cas, je vois que tu as sérieusement progressé. On pourrait presque te croire normale…
— Je suis normale !
— Si on veut… Au fait, j’ai aperçu ce poster de toi, cette publicité pour les N-Tech…
— Des photos de moi ? Où ça ?
— Tu dois avoir plein d’admirateurs, des tas de gens qui veulent te rencontrer. Tu as bien réussi ta reconversion, loin des mathématiques.
Elle le considéra avec mépris. Décidément, en quatre ans, rien n’avait changé.
— Ma reconversion ? Sais-tu seulement à quoi ressemble mon quotidien ? Sans MemoryNode, je ne suis plus rien ! Mes voisins pensent que je suis folle ou que je me fiche d’eux parce que je ne les reconnais pas ! On me prend pour un être creux, vide, alors que… que tout est encore en moi ! Je bouillonne, Hervé ! Je bouillonne de vie ! Mais que faire, moi qui ne peux même plus ouvrir le gaz sans prendre le risque de faire exploser mon appartement ? Je ne sais jamais ce qu’il se passe autour de moi ! Quel jour sommes-nous ? Matin, soir ? Quel mois ? Est-ce que j’ai déjà mangé, ou ramasse le courrier ? Voilà mes éternelles obsessions. Je n’ai plus d’envies, voyager ou acheter de jolies choses ne me sert à rien. Je vis dans une boîte hermétique ! C’est cela que tu appelles une reconversion réussie ?
Il tenta de lui caresser le visage, mais elle le repoussa vivement. Il retint son bras pour ne pas la cogner.
— Puisque tu t’es enfin décidée à me parler, lui envoya-t-il, tu pourrais peut-être m’expliquer ce qu’on va foutre en Suisse ?
Elle pointa la feuille A4.
— « Eadem mutata resurgo. » « Changée en moi-même, je renais. »
— Me voilà super avancé.
— Si tu pouvais rester agréable, cela faciliterait les choses. « Eadem mutata resurgo » est une citation très connue dans les communautés mathématiques, inscrite sur la tombe de Jacques Bernoulli. Elle concerne les spirales.
— Encore ces fichues spirales ?
— Qu’on leur fasse subir une rotation, qu’on les agrandisse ou qu’on les rapetisse, elles restent toujours identiques à elles-mêmes, elles renaissent à l’infini. C’est le sens de « Eadem mutata resurgo ». Ces figures parfaites ont fasciné le mathématicien suisse jusqu’à sa mort, il leur a même consacré un traité, Spira mirabilis.
— C’est bien beau tout ça. Et alors ?
— Et alors ? Rappelle-toi le message, inscrit dans la maison hantée de Hem !
— Parce que tu te rappelles maintenant, toi ?
— J’ai appris, je…
— Je n’y étais pas dans ta maison, je te signale.
— « Si tu aimes l’air, tu redouteras ma rage ». « Tu redouteras ma rage » est l’anagramme exacte de « Eadem mutata resurgo », sauf qu’il faut changer l’un des « r » en un « m ». « Si tu m l’r ». D’une manière ou d’une autre, même sans cet… étranglement, le Professeur savait que je résoudrais cette énigme. Il cherche à nous conduire là-bas. Il a quelque chose à nous montrer.
Turin émit un sifflement d’admiration.
— Décidément, tu m’en boucheras toujours un coin. T’es une nana prodigieuse.
Il réfléchit un temps, se remémorant sa conversation avec Henebelle. L’hypothèse du Professeur d’un côté, de l’agresseur de l’autre, avec le protecteur, au centre. Trois individus qui se tiraient apparemment dans les pattes.
— Mais… quel serait l’intérêt pour le Professeur de nous emmener là-bas ? Pourquoi il se mettrait volontairement en danger en nous aidant quatre ans plus tard ?
— Je l’ignore. Mais en tout cas, il n’agit certainement pas pour notre bien ou notre confort. Le message dit bien : « tu redouteras ma rage ». Cherche-t-il à nous entraîner dans l’un de ses pièges ? À nous mener vers une autre victime ?
Manon bâilla et plaqua l’arrière de son crâne contre l’appuie-tête.
— Et maintenant, si tu permets… Je ne sais pas depuis quand je n’ai pas dormi, mais je suis fatiguée. Et quand je suis fatiguée, je dors.