Il profita de la protection d’un épais pilier pour sortir son arme de service.
— Je l’ai ! s’écria Manon. L’épitaphe de Bernoulli !
— J’arrive, répliqua Turin en essayant de garder un ton naturel. Juste une petite chose à vérifier…
Il se décala sur la gauche et se dirigea calmement vers un escalier latéral qu’il grimpa en accélérant, avant de se volatiliser sur la droite.
Quelques instants plus tard, une silhouette, le dos courbé, escaladait silencieusement les marches en pierre.
À l’étage, le canon d’un Sig Sauer s’écrasa sur sa tempe.
— À terre ! cria Turin. Dépêche-toi !
L’homme se recroquevilla, les mains autour du crâne.
— Ne me faites pas de mal ! gémit-il.
Du genou, le lieutenant lui écrasa la joue sur le sol.
— Bouge d’un millimètre, et je te troue ! Pourquoi tu me suis ?
— Je… Je suis le gardien de la cathédrale… Je vous ai vus entrer et…
Le type avec le livre, songea Turin.
Il releva son arme, l’enfonça dans son holster et prit un ton plus conciliant :
— Vous m’avez vu entrer, et… ? s’intéressa-t-il en tendant le bras pour l’aider.
Le gardien se redressa seul, pas très rassuré, tandis que l’officier sortait sa carte de police.
— La police française ? Mais pourquoi ?
— C’est moi qui pose les questions. Pourquoi vous m’avez suivi ?
Le sacristain regroupa ses mains devant lui et entrecroisa ses doigts.
— Je voulais comprendre ce que vous veniez encore faire ici, à Bâle.
— Comment ça, encore ? Je n’ai jamais fichu les pieds en Suisse de ma vie !
— Vous non. Mais la dame, en bas, oui, répondit le gardien en faisant un signe du pouce par-dessus son épaule.
Turin sentit l’adrénaline se déverser dans son organisme. Il se rappela ces drôles de sensations éprouvées par Manon, sur la Mlinsterplatz. Les réminiscences d’un précédent voyage en Suisse ?
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Vous vous trompez !
— Non, j’en suis absolument sûr ! On n’oublie pas une histoire pareille. Cette nuit-là, j’ai même dû appeler la police.
Turin fit un geste rapide de la main pour inciter le sacristain à poursuivre. Ce dernier expliqua :
— Jusqu’aux derniers jours de l’été, la cathédrale reste ouverte jusqu’à minuit. Ils sont entrés très tard, aux alentours de 22 heures. Ils croyaient être seuls, ils ne m’avaient pas vu.
— Ils ? Qui ça, ils ?
— Cette femme, et puis un homme. Ici, la nuit, la luminosité est faible, mais j’ai gardé de bons yeux. Celui qui l’accompagnait lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Même regard, mêmes traits caractéristiques. Son frère, je suppose.
Frédéric Moinet… Cette fois, c’était sûr…
— Quand ? Quand sont-ils venus ?
Le gardien se gratta le menton d’un air dubitatif.
— C’était… l’année dernière… En septembre je crois, je ne sais plus exactement.
Turin prit des notes sur un bout de papier. Entre ses doigts, la feuille tremblait. Trop d’éléments nouveaux, après un vide long de quatre années.
— Et… Vous avez parlé de la police… Pourquoi ?
— Parfois, des visiteurs viennent la nuit. Pour prier, s’imprégner de l’ambiance religieuse ou simplement respirer le frais. Ces deux-là, ils sont restés très, très longtemps. Alors, ça m’a intrigué. Un moment, j’ai même cru qu’ils étaient partis sans que je m’en rende compte, mais… j’ai entendu des bruits de voix qui provenaient du fond du cloître, alors je… je me suis avancé discrètement. Ils… Ils s’étaient glissés dans une petite pièce latérale. Il n’y avait pas de lumière, hormis celle de leur lampe de poche. Et c’est là que j’ai vu… le sang.
Le lieutenant se raidit légèrement.
— Le sang ?
— À mon arrivée, l’homme était penché sur elle. Il… tenait un bistouri, ainsi que des pansements. Et il était en train de… de la charcuter !
— Sur le bassin, c’est ça ?
Le sacristain écarquilla les yeux.
— Comment savez-vous ?
— Ne cherchez pas. Continuez, s’il vous plaît.
L’officier de police s’approcha de la rambarde en pierre et jeta un œil dans la cour rectangulaire du bas. Il ne parvenait pas à voir Manon. Des ombres fantomatiques provoquées par la procession des nuages dansaient sur les parois du cloître.
— Cette scène était vraiment surréaliste, expliqua le gardien. La femme était surexcitée, elle tenait une carte routière de la France dépliée entre les jambes, et n’arrêtait pas de parler de moines. Oui, c’est cela. Des moines. J’ai voulu intervenir, parce qu’elle… elle essayait de repousser l’individu. Il l’immobilisait ! Il l’immobilisait pour lui amocher le ventre !
Hervé Turin n’en pouvait plus. Il aurait aimé tenir Frédéric Moinet sous la main, là, maintenant. Et lui faire cracher la vérité, jusqu’à sa dernière dent.
Le sacristain désigna son front.
— Puis, d’un coup, quand je me suis approché, l’homme m’a cogné avec sa torche et ils ont pris la fuite, main dans la main.
Turin resta perplexe, limite abasourdi. Moinet n’avait pas hésité à frapper le sacristain. Parlait-on bien du même homme ? Qu’est-ce qui pouvait bien justifier un acte pareil ? Jusqu’à quel point avait-il manipulé sa sœur ?
— Mais… continua le gardien, dans leur précipitation, ils ont laissé tomber un morceau de papier. Un papier avec la reproduction exacte de la spirale située sur la tombe de Bernoulli. La spirale et… ces croix bizarres… Je n’ai plus le papier, malheureusem…
— Quelles croix bizarres ?
— Sept croix, en plein sur la spirale, qui ont été gravées par des délinquants, je suppose, voilà cinq ou six ans. Pourquoi ? Allez savoir. Les gens n’ont plus de respect pour rien.
— Sept croix, depuis cinq-six ans ? Vous êtes sûr ?
— Absolument.
— C’est pas vrai ! Je dois voir ça !
Sans plus réfléchir, Turin se rua dans l’escalier, puis se précipita sur la gauche.
Un choc dans sa poitrine.
Le renfoncement où se trouvait Manon… Vide…
Elle avait disparu.
— Manon !
Pas de réponse. Juste l’écho de son propre désespoir. Il courut vers l’entrée, le souffle court, les mains moites.
La Miinsterplatz, qu’il balaya d’un regard fiévreux. Quelques silhouettes pressées. Les premières gouttes de pluie explosant sur le pavé. Aucune trace de Manon ni à droite, ni à gauche, ni en face.
— C’est pas possible ! Merde !
Il retourna à l’intérieur et se dirigea précipitamment jusqu’à la sculpture ovoïde de métal noir, ornée d’un globe terrestre, de feuilles de vigne, d’emblèmes et d’inscriptions latines. Vers le bas se déroulait une spirale, autour de laquelle se déployaient les lettres du fameux : « Eadem mutata resurgo. » Changée en moi-même, je renais.
Le sacristain pénétra dans le renfoncement. Il s’approcha et désigna la forme mathématique du bout de son ongle.
— C’est encore cette spirale qu’elle est venue recopier aujourd’hui, je présume. Regardez, les croix sont là…
Hervé Turin s’appuya contre le mur, désespéré.
Sur la plaque, six croix se succédaient sur le serpentin et une septième était inscrite au bout de la spirale.
Sept meurtres commis par le Professeur. Six rapprochés, et un dernier plus éloigné. Y avait-il un lien ? N’y avait-il que cela à lire ? Tout ce voyage pour des gravures sur une spirale ?
Pourquoi Frédéric Moinet avait-il agi de la sorte ? Pourquoi tant de violence ? Quel secret cherchait-il à dissimuler, à sa sœur, aux autres ?