Les filles piaillaient dans la cuisine. L’un des deux bols venait de se déverser sur la table.
— Juliette ! Bon sang !
— C’est pas moi ! C’est Clara !
— C’est toujours ta sœur ! Et c’est elle aussi qui tient des céréales dans sa main ?
Lucie s’empara du pack de lait et en versa dans un mug propre.
— Eh bien, tu boiras ton lait froid ! Tu ne connais pas ta chance d’avoir une sœur ! Je veux que tu arrêtes de la diriger, de l’accuser ! D’accord ?
— D’accord maman.
— Dépêchez-vous, on va encore se mettre en retard ! On part dans cinq minutes !
Les petites s’écrasèrent et obéirent instantanément. Après un rapide coup d’éponge, Lucie vérifia le contenu des sacs d’école, les plaça devant la porte d’entrée, avec les deux blousons, et resta là quelques secondes, coupée du monde, à réfléchir.
La première fois, en s’emparant du couteau, Frédéric n’avait pas cherché à protéger sa sœur de l’automutilation ou du suicide, il avait en fait voulu l’empêcher d’inscrire « Bernoulli » sur son corps, pour éviter qu’elle n’aille en Suisse.
Cependant, d’une manière ou d’une autre, Manon était parvenue à remonter la piste jusqu’à Bâle. Peut-être à la suite d’une autre crise d’étranglement. Alors, face à sa détermination, sa hargne, Frédéric s’était rendu compte qu’il n’était plus possible de l’empêcher d’agir et il avait décidé de l’accompagner pour la surveiller.
Et là, après la découverte de la spirale avec ses croix, elle avait probablement compris quelque chose d’important qu’elle avait voulu marquer dans sa chair. Frédéric avait alors essayé de maîtriser la situation, il lui avait pris le scalpel des mains pour transformer le message. « Rejoins les fous, proche des Moines » : une formule assez intrigante pour détourner sa sœur de la tombe de Bernoulli et assez floue pour qu’elle ne puisse pas en saisir le sens.
Mais la mémoire du corps, l’étranglement l’avaient de nouveau conduite à Bâle. Et, apparemment, elle avait compris pour la seconde fois.
Frédéric Moinet avait voulu contrôler le destin de sa sœur. Lui faire ignorer la mort de sa propre mère. La ramener à Lille. Vivre dans l’appartement juste à côté, pour mieux la surveiller, la manipuler. Rentrer et sortir de chez elle au gré de ses envies. Trafiquer les données de son N-Tech. Effacer, ajouter, modifier. Tout mettre en œuvre pour la protéger. Et, aussi, l’empêcher d’approcher la vérité. Manon avait sans doute senti cela, sans réellement le savoir. D’où la raison de la panic room et du coffre-fort avec les codes secrets.
En tout cas, cette vérité effrayait Frédéric. Une vérité que le Professeur cherchait à exposer en aidant Manon. Ou en se servant d’elle.
Incompréhensible. Et plus incompréhensible encore si on tenait compte de l’homme aux bottes, ce cambrioleur de retour trois années plus tard…
Une seule certitude dans cette histoire : la mathématicienne amnésique, où qu’elle se cache, se trouvait en très grand danger.
Et en était parfaitement inconsciente.
33.
La commission rogatoire pour perquisitionner l’appartement de Frédéric Moinet n’avait pas tardé. D’après la direction générale d’Air France, un rendez-vous avait bien été fixé avec la société Esteria, mais Frédéric Moinet ne s’y était pas rendu. Il n’avait pas non plus séjourné dans la chambre d’hôtel qu’il avait réservée et ne répondait pas sur son portable. Depuis 21 heures la veille, il s’était purement et simplement volatilisé.
Dans l’appartement du jeune chef d’entreprise, Lucie s’approcha de l’expert en informatique affairé devant l’ordinateur. L’homme paraissait préoccupé. Il fit claquer ses gants en latex et repositionna le boîtier de l’unité centrale.
— Plus de disque dur. Il a été arraché. Impossible de faire parler cette machine.
Lucie bâilla discrètement.
— Et il n’y a pas de sauvegardes ? Sur des clés USB ou des DVD ?
L’expert ouvrit plusieurs tiroirs, la mine déconfite.
— Regardez. Tout a été raflé. Je vais voir auprès de son fournisseur d’accès Internet si on peut récupérer ses émails. Ça ne posera en tout cas aucun problème pour ceux qu’il n’a pas encore lus et qui sont, de ce fait, sur le serveur SMTP. Mais on arrive un peu tard, semble-t-il.
Le commandant Kashmareck s’avança. Il avait avalé le dossier Professeur toute la nuit, incapable de trouver le sommeil.
— D’après notre serrurier, la porte avait été forcée, expliqua-t-il en se passant vigoureusement les mains sur les joues. Du travail propre et discret. Un type qui s’y connaît.
— De toute évidence l’individu qui a essayé d’éliminer Manon, répliqua Lucie. Il a dû venir ici faire le ménage avant de s’occuper de la sœur. Pourquoi ? Que pouvait bien cacher Frédéric Moinet ?
Kashmareck se crispa. Un technicien du LPS[10] relevait des empreintes à proximité de l’ordinateur, d’autres flics fouillaient tiroirs et armoires.
— On a intérêt à éclaircir ce merdier avant qu’on nous tombe dessus. Cette histoire commence à faire grincer des dents dans la hiérarchie.
— Si Turin n’avait pas foiré en perdant Manon, on n’en serait pas là. Vous avez remonté l’incident à Paris, j’espère ?
— Pas encore.
— Mais pourquoi ? Il a fait une bourde ! Il était responsable de Manon !
Il la fixa durement.
— T’en mêle pas, d’accord ?
Lucie soutint l’orage de son regard, sans ciller.
— Le Parigot a des relations, c’est ça ?
— N’oublie pas que tu t’adresses à ton supérieur hiérarchique, alors ferme-la !
Kashmareck enchaîna immédiatement sur un autre sujet. Un don, chez lui.
— Bon ! Concentrons-nous plutôt sur l’enquête au lieu de perdre notre temps ! Qu’avons-nous précisément ? Primo, un gars, probablement le faux cambrioleur d’il y a trois ans, qui s’introduit chez le frère et tente à nouveau d’étrangler la sœur, évaporée dans la nature. Secundo, le frère, menteur, manipulateur, qui dissimule des informations primordiales pour notre affaire, lui aussi injoignable. Et tertio, cerise sur le gâteau, un taré qui donne des coquilles de nautiles à manger à ses victimes, de retour ici, chez nous, après quatre années de veille.
Kashmareck se mit à énumérer en dépliant ses doigts un à un :
— L’agresseur, le frère, le Professeur. Sans oublier la sœur, volatilisée. Et qui a hérité de ce fantastique quarté gagnant ? Moi, brillant et passionné commandant de la brigade criminelle de Lille !
— Même si on a l’impression d’un sac de nœuds, je suis persuadée que tout va se délier brusquement. C’est trop… bouillant.
— Tu parles ! Tout va nous exploser à la figure, oui ! Si le frère et Manon disparaissent définitivement, on retourne à la case départ. Et on se retrouve tous au placard.
Le major Greux apparut à l’entrée, le téléphone portable à la main. Derrière lui, des policiers en uniforme circulaient dans le couloir.
— J’ai deux infos importantes à vous communiquer !
Il s’intercala entre Lucie et le commandant.
— La première : on vient de dénicher quatre burins dans les apparats en travaux. L’un d’entre eux semble correspondre à celui décrit par le paléontomachin. Trois centimètres de large environ, l’extrémité coïncide parfaitement avec la trace sur le morceau d’ammonite. On va l’amener au labo pour comparer les défauts.