— 20 heures. Ne soyez pas en retard. Si vous manquez notre rendez-vous, ou si je me rends compte que vous me jouez un mauvais tour, je m’aventurerai seule là-bas. Dans… les ténèbres…
— Ne faites pas ça ! Ce serait du suicide !
— Alors rejoignez-moi. Mon avenir, ma vie dépendent de vous. De vous seule. Et rapportez-moi mon Beretta, je sais que c’est la police qui l’a, c’est enregistré dans mon N-Tech. Ne l’oubliez pas.
Elle raccrocha.
Lucie sentit son estomac se resserrer. « Mon Dieu, Manon, qu’est-ce que tu me fais faire ? » se dit-elle en se massant les tempes.
Pour aider Manon, elle devait aller à l’encontre de toutes ses convictions. Mentir à ses supérieurs. Tromper ses filles.
Elle se retourna et vit Kashmareck devant l’entrée de la maison. Il s’approcha, le front soucieux, cigarette aux lèvres.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Blanche comme un cachet d’aspirine. Mauvaise nouvelle ?
Lucie ne prit pas le temps de réfléchir et improvisa :
— C’est… ma mère… Elle… est à l’hôpital… Un… accident de voiture…
— Merde ! Et c’est grave ?
Lucie était au bord des larmes. Pas besoin de simuler, son comportement la répugnait.
— Les médecins ne savent pas encore…
Elle sortit un mouchoir et se frotta le coin de l’œil.
— Je dois partir sur Dunkerque… Tout de suite…
Kashmareck lui posa la main sur l’épaule.
— Ce n’est pas le meilleur moment pour moi, tu sais ?
Il la secoua, la forçant à se ressaisir. Il l’avait rarement vue dans un tel état.
— Tu ne te laisses pas abattre, OK ? Vas-y. On va essayer de se débrouiller sans toi.
— Merci commandant.
— Tiens-moi au courant. Et profite de ton passage à l’hôpital pour faire soigner ce fichu mollet.
Lucie acquiesça et s’éloigna d’un pas pressé, boitillant légèrement.
Qu’avait-elle fait ? Quelle frontière avait-elle franchie ? Elle, lieutenant assermenté de la police judiciaire ? Elle, censée combattre le crime ?
Et si ça se passait mal ? Si le sang coulait ? La justice ne la raterait pas. La taule, direct.
Elle se convainquit d’avoir fait le bon choix, alors qu’elle s’enfonçait avec sa vieille Ford dans les artères de Lille. Il fallait passer chercher les jumelles à l’école, remonter les déposer chez sa mère à Dunkerque, avant de foncer vers les côtes déchiquetées de la Bretagne. Abandonner les petites, une fois encore.
Quand donc les éduquerait-elle comme une mère « normale » ? Ce métier finirait par la briser, elle aussi. Comme il avait démoli tant de familles et de couples. Lucie risquait sa place, sa carrière, peut-être même sa vie. Mais Manon lui accordait sa confiance. Sans oublier sa promesse…
Manon, ses filles… Ses filles, Manon…
Elle freina brusquement à un feu rouge, évitant de justesse la collision.
Demain, c’était son anniversaire. Trente-trois ans. Où le fêterait-elle ? Dans quel endroit sordide ?
Trop tard. Sa décision était prise. À présent, il fallait aller au bout. Vers une destination inconnue et assurément dangereuse.
Les ténèbres, avait chuchoté Manon.
Elle mit la radio à fond et s’efforça de ne plus songer aux conséquences de son acte.
Pas avant d’avoir déposé les petites.
Les seuls êtres capables de lui faire tout abandonner.
34.
Ce fut au niveau de Saint-Brieuc que se déroula le front de la dépression. Une puissante spirale noire happant la clarté du jour à une vitesse prodigieuse. Des bulletins d’alerte météo avaient été lancés dans toute la France : des précipitations historiques, accompagnées de vents effroyables, allaient balayer le pays d’ouest en est. Du jamais vu.
Lucie se frotta les paupières. La fatigue, la route, la pluie et les soucis se mélangeaient en un amer bouillon. Elle considéra de nouveau la photo de ses filles, sur son porte-clés. Clara et Juliette. Son unique réussite, en définitive, dans cette fichue vie de flic. Dire qu’à cet instant précis, elle aurait dû se trouver à leurs côtés, passer ses doigts dans leurs chevelures et les cajoler, au lieu d’aller s’enfoncer dans ces histoires.
Un jour, il faudrait que tout cela cesse. Pour elles, pour qu’elles grandissent heureuses et équilibrées, et non pas privées de leur mère retrouvée morte au détour d’une rue sans nom. Mais elle ne savait rien faire d’autre. Traquer le crime, c’était sa vie.
Sous la lumière blanche d’un éclair lointain, elle jura fermement de brûler les livres, les témoignages, les documents horribles, les DVD, le contenu de son armoire secrète. Agir dès son retour à l’appartement, sans se poser de questions, sans réfléchir. Embraser la Chimère.
Et arrêter Meet4Love. Pourquoi absolument chercher quelqu’un ? Pour souffrir encore ? Les hommes n’étaient que fausseté et mensonges. Frédéric Moinet en était l’exemple le plus flagrant.
Elle quitta la D767 en direction de Lannion. Personne sur les routes. Les Bretons semblaient s’être calfeutrés derrière leurs lourdes façades en pierre, en prévision de la tempête à venir.
Presque 19 heures, déjà. Plus qu’une heure avant le rendez-vous.
Elle pénétra enfin dans Trégastel avec le sentiment étrange qu’un malheur était sur le point de se produire. Pourtant, il devait être agréable de se promener dans ce village côtier en plein été, profiter des baignades, de l’air iodé, des marchés typiques, avec leurs kouignamanns et leur cidre brut. Mais là… la station balnéaire fichait plutôt le cafard. Et la trouille.
Lucie se gara face à la mer. Dehors, des trombes d’eau lui fouettèrent le visage. Heureusement, elle s’était habillée en conséquence, une tenue imperméable kaki qui la couvrait des rangers à la tête.
La jeune femme descendit sur la plage et se dirigea vers un amas chaotique de roches. Le front baissé, la lampe torche à la ceinture et le Sig Sauer sous l’aisselle, elle remonta un sentier enfoui au cœur des immenses blocs de granit rose. Les longues houles déchaînées se déroulaient sous ses yeux en nappes maléfiques. Au loin se dressait une masse gigantesque, la tête de mort.
La nuit allait bientôt tomber. Il ne s’agissait pas de traîner.
Parvenue au bout du sentier, transie, secouée par les bourrasques, Lucie s’engagea sur les rochers. Elle glissa plusieurs fois. Autour d’elle, les vagues s’écrasaient sur la pierre, libérant des gerbes blanchâtres dans un fracas assourdissant. Le moindre faux pas, et c’était la chute, la déchirure des chairs, puis la noyade.
Au bout, avait dit Manon. Aller tout au bout. Lucie poursuivit sa progression, le mollet en feu. Elle crut bien, à de multiples reprises, y laisser sa peau, mais finit par atteindre le bloc d’une hauteur immense et creusé de deux cavités pareilles à des yeux. Sa forme rappelait celle d’un crâne, un crâne et équilibre sur un autre rocher titanesque. Lucie se réfugia sous cet ensemble étonnant et s’assit enfin, les deux mains autour de son muscle douloureux.
Et la mer, qui continuait à grogner, affamée, rageuse.
20 h 10. Malgré son pull en laine, sa polaire, son K-way, elle tremblait de froid. Le vent et les embruns lui cinglaient la figure. Et si Manon ne venait pas ? Et s’il lui était arrivé malheur ? « Ne soyez pas en retard », avait-elle prévenu.
Lucie observa la nature ensorcelante autour d’elle, peu à peu gagnée par l’obscurité. Dans cinq minutes, il faudrait absolument repartir vers la côte. Traverser ces écueils dans le noir relevait du suicide.
Au milieu du vacarme, la flic perçut des claquements sur sa gauche. Une silhouette ruisselante se détacha dans la pénombre.