— Le trait, c’est pour quoi ? questionna Lucie.
— À votre avis ?
— Éviter que vous vidiez la bouteille sans vous en rendre compte ?
— Eh oui, voilà à quoi j’en suis réduite…
— N’empêche, vous savez très bien vous débrouiller. Revenir de Bâle toute seule et avancer si loin dans une enquête criminelle sans aucune aide… Je dois admettre que le docteur Vandenbusche est un excellent professeur, et vous la meilleure des élèves.
— Vous le connaissez ?
— Un peu, oui.
Manon abandonna sur la moquette les quelques punaises rouges qu’elle tenait encore dans sa main blessée.
— Cela doit faire deux ans qu’il me soigne, et je ne sais même pas à quoi il ressemble. J’entends parfois le son de sa voix, au fond de ma tête. Je l’imagine la cinquantaine, grisonnant, un peu trapu. Mais très propre sur lui, et distingué. Je me trompe ?
— Non, vous voyez juste. Comme souvent.
Manon tendit le verre à Lucie et s’installa dans une banquette.
— Vous êtes une très jolie femme, Lucie. Un peu… comment dire… sévère dans votre manière de vous habiller ou d’observer, mais très mignonne.
— Je… Que répondre ? Je vous remercie…
La flic changea de sujet, mal à l’aise.
— Que fait-on ici, au fin fond de la Bretagne ?
La jeune amnésique relut pour la dixième fois de la soirée les informations mémorisées dans son N-Tech.
— Je ne vous l’ai pas encore dit ?
— Non.
— Absolument rien ?
— Absolument rien. De peur peut-être que… que je continue sans vous. Mais je ne vous abandonnerai pas. Ma promesse… Vous vous rappelez ?
— Je me rappelle. Quoi que vous en pensiez, je me souviens de… certaines choses de vous. Comme si… C’est assez curieux. C’est différent de la vision que j’ai des autres personnes…
Manon se releva et s’empara d’une carte routière.
— Revenons à nos moutons. Avant mon… accident, j’ai observé des cartes de France des nuits et des nuits. Je cherchais à percer le cheminement logique suivi par le Professeur. Comment choisissait-il ses victimes, selon quels critères ? Pas socioprofessionnels, ils étaient extrêmement variés. Ni physiques, puisqu’il s’en prenait à des hommes, des femmes, des jeunes, des moins jeunes, indifféremment. Alors je me suis demandé : pourquoi ces victimes-là, si éloignées géographiquement les unes des autres ? Pourquoi se donner tant de mal, alors qu’il suffisait de frapper dans un même département ou dans une même région ?
— Pour qu’on ne puisse pas cerner ses habitudes, son environnement. Il s’agit d’un itinérant. Il sélectionne peut-être ces agglomérations au hasard, tout simplement, comme certains tueurs en série américains qui sévissent sur plusieurs États. Des suspects zéro.
Manon secoua la tête avec détermination.
— Non ! Le hasard n’a pas sa place dans cette histoire, pas pour un esprit aussi rigide que celui du Professeur. Songez à la spirale, à l’élaboration des scènes de crime mettant en jeu les lois les plus strictes des mathématiques. Avec… Turin, nous n’avons jamais trouvé de relation entre ces personnes, alors, j’ai cherché s’il pouvait en exister une entre les lieux qu’il choisissait. Quelque chose de… géographique.
Elle dessina un triangle dans l’air avec son index.
— Rappelez-vous, le triangle équilatéral, entre Hem, Rœux et Raismes. Une figure géométrique parfaite, nouveau signe de sa maîtrise. À l’époque, nous avons échoué. Quand vous regardez les villes des six premiers meurtres, elles semblent disposées complètement au hasard dans l’espace, rien ne les relie entre elles. Pas de pentacle, de carré, ni la moindre figure cabalistique…
Lucie avala une gorgée de son Martini.
— En effet… Juste des points sur une carte, semble-t-il.
— Jusqu’à ce que je découvre les croix, sur la spirale de Bernoulli. Les sept croix.
— Vous pensez que… Elles représenteraient les villes des sept assassinats ?
— Oui et non…
Manon s’excitait de plus en plus.
— Les six premières croix représentent bien les villes des six premiers meurtres. Mais Rœux n’appartient pas à la spirale. Elle est totalement en dehors.
Elle engloutit son verre d’un trait, déplia la carte devant elle, et vint s’asseoir en tailleur sur la moquette. Lucie l’imita.
— Regardez, regardez ! Cela m’a fait tilt face à la spirale de Bernoulli. Rappelez-vous : « Eadem mutata resurgo », « Changée en moi-même, je renais ». Il… Il suffisait juste de reproduire cette spirale sur une carte de France et de l’agrandir, pareille à elle-même, jusqu’à… jusqu’à ce que la courbe passe sur les villes des assassinats ! Les croix correspondent parfaitement ! Regardez !
Un éclair traversa ses grands yeux bleus.
— Bernoulli était la clé ! Sans cette clé, impossible de déceler le rapport entre ces lieux !
Lucie fixait la spirale dessinée sur la carte qui chevauchait les points gris des agglomérations. Son ongle suivit la courbe, jusqu’à la septième et dernière croix perdue dans la mer, ici, en Bretagne. Elle recouvrait des petits points clairs représentant des îles.
Rœux se trouvait complètement en dehors de la figure, tout là-haut, au nord. Pourquoi ?
La mathématicienne se servit un nouveau Martini et remplit le verre de Lucie. Elle commençait déjà à sentir les effets de l’alcool. Elle regarda son interlocutrice dans les yeux et souleva légèrement son pull, puis son chemisier.
— « Rejoins les fous, proche des Moines. » Tu te rappelles, Lucie ?
La jeune flic s’étonna de la soudaine proximité de Manon. Combien de temps cela allait-il durer ? Quelques minutes, quelques secondes ? Quand se remettrait-elle à la vouvoyer ? Il suffisait juste d’une distraction, avait expliqué Vandenbusche, un coup de tonnerre, la chute d’un objet, un cri, et cette complicité naissante s’évanouirait. Ne resterait alors entre elles que la froideur de l’enquête. Et la terreur d’une femme découvrant une inconnue dans la même pièce qu’elle.
— Lucie ?
— Je me souviens, oui… « Rejoins les fous, proche des Moines. »
Manon pointa Perros-Guirec sur la carte, puis fit lentement glisser son doigt vers le haut.
— La septième croix que tu vois ici indique l’emplacement de sept îles, situées au large de Perros-Guirec. L’une d’elles s’appelle…
— L’île aux Moines ! compléta Lucie en plissant les paupières.
— Exactement ! Et il y a une autre île, proche de l’île aux Moines, Rouzic, sur laquelle il est formellement interdit de se rendre. Une terre de rochers et de falaises qui abrite la seule colonie de Fous de Bassan de France. Plus de dix-sept mille couples y nidifient chaque année, de janvier à septembre. Un véritable rempart de plumes et de becs, qui fait ressembler l’île à une gigantesque boule de coton.
Lucie frissonnait. Elle se frotta les épaules.
— Rejoins les fous… Les fous de Bassan… C’est donc là où nous devons nous rendre, sur Rouzic, proche des Moines… Votre frère vous a sous-estimée en inscrivant ce message…
— Pardon ?
— Non, rien… Je pensais tout haut. Et vous savez ce que nous allons chercher là-bas ?
— Malheureusement, non. Je n’en ai aucune idée. Il n’y a rien d’autre que des oiseaux sur cette île.
Soudain nostalgique, Manon se mit à raconter, alors que ses yeux se perdaient sur les motifs de la tapisserie :
— Je connais bien l’endroit. Adolescents, nous venions en vacances dans cette maison. J’ai toujours aimé la Bretagne. Sa beauté sauvage, son atmosphère féerique… J’ai beau être une scientifique, je suis pourtant très intriguée par les contes celtes, l’ambiance ésotérique, où tout ne s’explique pas par la rigueur d’une démonstration.