Manon se déshabilla en face d’elle sans éprouver la moindre gêne. Elle sentait qu’elle pouvait accorder sa confiance à la jeune flic, avec, toujours, cette impression tenace de la connaître, sans vraiment l’avoir déjà vue. En enlevant son pantalon, elle releva une petite tache sur le côté de sa culotte. Elle fronça les sourcils et se tourna vers Lucie.
— Dites-moi ! Comment sommes-nous arrivées ici ? En Bretagne ?
Lucie soupira. Toujours la même rengaine.
— Je viens de Lille en voiture, et tu arrives de Bâle, en train je suppose.
— Bâle, Bâle. Bernoulli. Je suis allée là-bas seule ? Vous n’êtes pas venue avec moi ?
— Non, c’est Hervé Turin qui t’a accompagnée.
Manon devint blême, paniquée.
— Impossible ! Je ne serais jamais partie avec lui ! C’est faux !
— Et pourtant, crois-moi, tu l’as fait… Il t’a convaincue en te parlant du Professeur, en prétendant être le seul à pouvoir te guider. Et tu as mordu à l’hameçon.
Manon se jeta sur son N-Tech, consulta les derniers événements, déclencha les monologues et bilans enregistrés depuis la veille. Lucie s’avança vers elle.
— Manon… Ne t’inquiète pas… Ça va aller…
— Non, non, ça ne va pas ! Il s’est produit quelque chose ! Cette tache ! Cette tache sur ma culotte ! C’est du sperme !
La jeune amnésique gardait les yeux rivés sur son petit écran. Des photos défilèrent. Bâle, le Rhin, la cathédrale, Turin.
— Attends ! s’exclama soudain Lucie.
Elle s’approcha de l’appareil.
— Le pansement, sur son nez…
— Quoi le pansement ? demanda Manon.
— Il ne l’avait pas en partant de Lille…
Elles échangèrent un lourd regard. La blessure au nez, la tache sur le sous-vêtement de Manon. Turin aurait pu si facilement abuser d’elle. Lucie revit alors la main du flic abîmée, ce morceau de chair arraché quand ils avaient découvert les collègues endormis. Que fichait Turin aux abords de l’impasse du Vacher à la nuit tombée ?
Elle tendit le bras pour caresser les cheveux de la jeune femme. Mais Manon la repoussa, se leva, hors d’elle, terrorisée, et se mit à longer les parois, à cogner, avec une régularité mesurée, tandis que ses ongles s’enfonçaient dans sa chair, tant elle serrait les poings. Et elle continua ainsi jusqu’à ce que ses traits se détendent, que la colère s’éloigne pour laisser place à l’étonnement de se retrouver ici, en Bretagne.
Toujours les mêmes gestes. Le N-Tech, la lecture des informations.
Lucie resta perplexe. Manon venait d’oublier tout l’épisode.
Volontairement. Pourquoi ? Pour éviter d’affronter la violence d’un viol ?
La flic se rapprocha de la mathématicienne et, d’un geste timide, lui ôta sa petite culotte. Il fallait la récupérer, la porter au laboratoire d’analyse. Savoir si Turin avait franchi la limite.
Manon la laissa faire. Sans réfléchir, elle embrassa Lucie sur la bouche. Elle ne ressentit ni dégoût, ni colère contre elle-même. Juste de la tendresse. Et une simple envie.
— Désolée… Je…
— Ne le sois pas, dit Lucie.
Elle tira Manon vers le lit et la glissa sous les draps.
— Il faut que tu dormes, chuchota-t-elle. Demain, une grosse journée nous attend. Je serai à tes côtés quand tu te réveilleras.
Manon se sentit bien. Vivre le présent. Ne pas chercher à affronter le passé ou le futur. Pas ce soir.
— Ce baiser, euh…
— Lucie, je m’appelle Lucie…
— Lucie… Il m’a fait du bien… Cela fait longtemps que je n’ai pas ressenti une telle douceur… Même si je ne me rappelle plus, il y a des choses que je sais…
Lucie s’éloigna sans répondre, rangea le sous-vêtement dans la poche de son sac et fixa son reflet sur la fenêtre de la chambre. Elle resta là, longuement, sans bouger.
Que lui arrivait-il ? Etait-ce bien son image sur la vitre ?
— Tu crois que je devrais avoir un enfant ? demanda soudain Manon.
— Pardon ?
Manon regardait le plafond.
— Un enfant… Sa naissance… Je m’en souviendrais forcément… Cela… Cela ouvrirait peut-être une porte… Une porte vers l’avenir…
— Peut-être Manon… Peut-être…
Sans plus un bruit, Lucie éteignit la lumière et resta debout dans la chambre.
Elle fixa Manon dans l’obscurité. C’était sûr, cet enfoiré de Turin l’avait violée !
Combien étaient-ils à abuser d’elle ainsi ?
Elle en voulut à la planète entière. Ce monde était vraiment un monde de crasse. Ses jumelles lui manquèrent terriblement.
Le cœur lourd, elle se faufila sous les draps et se serra contre ce corps qui l’attendait. Les lèvres de Manon vinrent cueillir les siennes. Une nouvelle fois, elle ne chercha pas à les éviter. Cela faisait si longtemps…
Elles disparurent toutes deux sous les draps. La chaleur des caresses. La folie de l’instant. L’échange forgeant définitivement la promesse d’un demi-tour impossible. À partir de maintenant, c’était à deux. À deux jusqu’au bout…
Une heure plus tard, à l’extérieur, de l’autre côté de la fenêtre, une ombre s’avança secrètement. Et plaqua son front sur la vitre, un briquet à la main.
La flic était assise dans un fauteuil à proximité de son arme.
Il allait falloir trouver un autre moyen…
37.
— Manon ? Tu dors ? C’est Lucie. Lucie Henebelle.
— Lucie Henebelle ?
Le bruit des respirations au creux du lit. L’obscurité. Dehors, le vent dans les branches.
— Chut… Nous sommes en Bretagne, nous approchons du Professeur, des spirales.
— Les spi…
— Ne bouge pas. Ne pose pas de questions, je t’en prie. Fais-moi confiance. Tu sais que tu peux m’accorder la confiance ? Tu le sais ?
Manon s’agita, prête à jaillir hors du lit. Mais elle retrouva rapidement son calme. Lucie Henebelle…
— Oui… Oui, je le sais. Enfin, je crois. Lucie Henebelle. On se connaît, Lucie. On enquête à deux, c’est cela ?
— Écoute, j’ai… j’ai juste besoin de te parler. Je ne parle jamais à personne. Et j’ai mal Manon, j’ai mal tout au fond de moi.
— Lucie, je… On est dans un lit… En Bretagne ? Comment se…
— Chut… Il y a quelques heures, tu m’as dit que… que tu voulais entendre mon histoire.
Manon se rapprocha.
— Si je vous l’ai dit, c’est que j’étais sincère. Je…
— Tutoie-moi Manon. Tutoie-moi comme tout à l’heure, s’il te plaît.
— Je t’écoute.
Lucie chercha ses mots avant de se lancer :
— Depuis dix-sept ans, je n’ai jamais raconté mon histoire à personne. Ou plutôt si, mais ceux à qui je l’ai fait sont partis loin de moi… Ce que je vais te confier n’est pas très… rationnel…
— Vas-y, parle. N’hésite pas.
— Tout a commencé quand j’avais seize ans. Je venais d’entrer au lycée Jean Bart, à Dunkerque. Je me suis mise à avoir des maux de crâne, de plus en plus fréquents. Au début, je supportais, je la jouais discrète, parce que… parce que je ne voulais surtout pas aller à l’hôpital. Mon… Mon père est mort d’un cancer du poumon, et j’ai pu voir toutes les étapes par lesquelles il est passé… La chimio, les traitements… Je ne supportais pas la vue du sang, je détestais cette atmosphère… morbide… C’était à en vomir… Tant de choses ont changé depuis…
Lucie soupira avant de poursuivre :