— On arrive ! fit Erwan.
Sur la surface verte de l’écran radar se dessinaient sept masses immobiles, qui se matérialisèrent bientôt devant eux, apparaissant puis s’évanouissant derrière les renflements liquides. Le chalutier obliqua vers l’ouest, le moteur changea de régime à l’approche des premiers écueils. Erwan manœuvrait avec des gestes précis, les yeux braqués sur l’écran, alors qu’un puissant projecteur déchirait un cône minuscule dans l’obscurité.
— Je vais m’approcher au maximum d’une plage de galets, là où ça remue le moins ! Faudra mettre le pneumatique à flots et ramer ! Vous y arriverez ?
— J’y arriverai !
Il la considéra d’un air affligé.
— Encore une fois, je crois que c’est du suicide ! Si ça se passait mal, je…
— Vous ne m’auriez jamais vue, je sais !
Erwan tourna le gouvernail, le navire vira dangereusement et s’approcha de la côte.
— Je ne peux pas rester, rappela le marin. Rendez-vous sur cette même plage dans trois heures. Je reviendrai vous chercher. Soyez là, parce que je ne vous attendrai pas.
Erwan coupa les moteurs et se précipita hors de la cabine pour décrocher l’ancre. Lucie le suivit en titubant.
— Montez dans le canot ! ordonna-t-il en lui collant une rame dans les mains. Je vais le descendre ! Vite ! Les vagues vont vous porter à terre, mais ne cessez jamais de ramer ! Ou elles vous écraseront comme un insecte !
Lucie lança un regard apeuré vers le rivage. Elle serra la rame contre sa poitrine. La plage l’attendait à cinquante mètres. Cinquante mètres… Elle finit par embarquer.
« Où m’entraînes-tu, Manon, dans quel enfer ? » pensa-t-elle tandis que le canot pneumatique frappait la surface de l’eau.
— Dites ! hurla-t-elle soudain. Manon ! Est-ce qu’elle est déjà venue vous voir ? Ces derniers mois ?
— Quoi ? s’écria Erwan en activant la manivelle du treuil pour remonter les chaînes.
— … anon !… nue… voir…
— Je comprends rien ! Ramez ! Ramez jusqu’à la côte sans jamais vous arrêter !
Et la frêle embarcation se laissa emporter par les flots.
La flic s’épuisa dans sa lutte contre les éléments. Les embruns glacés lui fouettaient le visage. Partout autour d’elle les masses liquides s’entrecroisaient, se fracassaient, s’épousaient en gerbes monstrueuses. Elle était sur le point de craquer quand, enfin, un dernier rouleau vint projeter le canot sur les galets. Étourdie, Lucie se redressa et tira le bateau pneumatique hors de l’eau dans un effort désespéré. Elle s’écroula de fatigue, le dos contre le sol, les bras en croix, alors qu’au loin le projecteur du chalutier disparaissait peu à peu.
Seule, au cœur de l’enfer.
Elle resta ainsi de longues minutes sans bouger, avant d’ouvrir de nouveau les yeux.
Alors ils apparurent, perchés sur les roches, pareils à des flocons improbables.
Des milliers d’oiseaux. Fresque infâme d’yeux braqués dans sa direction. Ils lui glacèrent le sang.
Et maintenant ? Que faire ? Où chercher ? Et surtout, que chercher ? Une croix sur une spirale ?
Face à cette nature hostile, aux éléments déchaînés, aux falaises déchiquetées, elle se rendit compte de la stupidité de cette équipée. Qu’espérait-elle découvrir en ces terres désolées ?
Joyeux anniversaire Lucie, songea-t-elle en se relevant.
Les doigts gourds, elle fouilla dans sa poche et en sortit le N-Tech en miettes, gorgé d’eau, de sel, de sable. Dans un hurlement de rage, elle le jeta aussi loin qu’elle le put.
Personne ne saurait jamais qu’elle, Lucie Henebelle, était venue en Bretagne. Même pas la pauvre amnésique, si on la retrouvait vivante.
Préserver son métier. Pour ses filles. Elle s’en voulait terriblement.
Trois heures… Trois heures devant elle, avant de reprendre la route vers Dunkerque, récupérer les jumelles, et continuer à faire semblant.
Elle n’y parviendrait jamais. Qu’était-elle devenue ? Quel monstre ?
Tout brûler en rentrant. La Chimère. Elle devait le faire, impérativement.
Frigorifiée, plantée là avec son gilet de sauvetage orange, elle se décida à marcher. Il fallait faire le tour de l’île, chercher en attendant le retour d’Erwan. Trois heures…
Elle avança, escalada des rochers, traversa des criques de galets, craignant à chaque instant de se faire attaquer par les fous de Bassan… Mais les hordes de plumes restaient figées, impassibles. Pourquoi ces oiseaux traversaient-ils les frontières pour se rendre spécialement ici ? Quelle force mystérieuse les motivait ?
Les pierres étaient glissantes, les obstacles nombreux, néanmoins Lucie progressait. Laborieusement, mais elle progressait. Elle s’arrêta soudain. Face à elle, dans un renfoncement abrité, il lui sembla apercevoir des inscriptions sur les parois. Elle s’avança avec prudence.
Elle n’avait pas rêvé. Il s’agissait bien de marques dans la roche.
Des chiffres, des lettres.
Elle lut et ressentit un coup terrible dans la poitrine. Incapable de tenir sur ses jambes, elle s’effondra à genoux.
Elle venait de comprendre.
Toute cette aventure n’avait été qu’une vaste mascarade. La tombe de Bernoulli, les spirales, la septième croix…
Elle lut de nouveau, abasourdie. Le premier message indiquait :
« 4/6/2006. Ai tourné des heures et des heures. Rien. Il n’y a absolument rien. MM. »
Et le second :
« 18/10/2006. Me retrouve encore ici. Désespoir. Je brasse du vent. MM. »
Manon Moinet, MM, s’était déjà aventurée deux fois sur l’île, à quatre mois d’écart, et s’apprêtait à s’y rendre une troisième fois.
Elle tournait en rond.
La jeune amnésique avait cru progresser, se rapprocher du Professeur, mais avait en fait reproduit un même scénario : les crises d’étranglement qui éveillent la mémoire du corps et révèlent la signification de la cicatrice, l’itinéraire vers Bâle et la tombe de Bernoulli, la spirale avec les croix sur la carte de France, et enfin, Rouzic, point de chute vers le néant.
Mais pourquoi Manon n’avait elle pas noté ses avancées, ses échecs, dans son N-Tech ni ailleurs ? Pourquoi ne savait-elle pas pour Bernoulli, ou l’île Rouzic ? Pourquoi repartait-elle à chaque fois de zéro ?
Elle avait forcément dû prendre des notes. Mais son « protecteur » avait effacé les informations avant qu’elle ne les mémorise. Sans doute n’avait-il pas pu l’empêcher de venir ici, alors il avait supprimé sa mémoire à chaque fois. Quoi de plus facile ?
Toujours la même question : le frère ?
Lucie se releva, puis ramassa un coquillage qu’elle éclata contre la paroi. Encore une saloperie de coquille en spirale. Les spirales, les spirales, dans le ciel, sur Terre. Partout, comme une malédiction.
Hors d’elle, elle reprit sa marche. Manon avait beau tourner en rond, si le frère ou un mystérieux individu avait agi ainsi, c’est qu’il voulait cacher quelque chose. Cette île dissimulait réellement un secret.
Elle réussirait là où Manon avait échoué. Aller au bout. Tenir sa promesse.
Mais après une nouvelle heure de recherche, elle sentit son courage lui échapper. Rien, rien, rien ! Embruns, rochers, vagues ! Elle aussi brassait du vent. Elle était sur le point de rebrousser chemin quand, à l’extrémité d’une plage de galets, elle releva un phénomène étrange.
Les oiseaux.
Ils plongeaient par centaines au pied de la falaise, volaient dans tous les sens, mêlant leurs cris stridents en un concert insupportable.