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Quelque chose les attirait.

Lucie se rapprocha pour comprendre. Les fous de Bassan disparaissaient dans une grotte aux trois quarts immergée. Une cavité qui semblait s’enfoncer loin sous la roche. Une entrée facilement accessible avec une embarcation légère, un Zodiac par exemple, mais probablement impraticable à marée haute.

Peut-être un banc de poissons, songea Lucie. Oui, simplement des poissons.

D’un coup, elle s’immobilisa.

Un fou de Bassan venait de passer juste sous son nez.

Avec un œil dans le bec.

Un œil humain, suspendu au bout de son nerf optique.

Manon.

Lucie se plaqua contre un rocher et se mit hurler. Cris désespérés. Elle était seule, et bien seule dans le chaos de ces espaces infinis.

Ce n’était pas possible. Un mauvais rêve. Juste un mauvais rêve…

Elle s’avança au-dessus de la grotte et se pencha. Les eaux étaient sombres, bleu-noir, profondes. Les vagues éclataient plus loin, laissant la crique dans un calme relatif.

Plus le temps d’aller chercher son canot. Il fallait un brin de folie pour faire ce qu’elle allait faire. Une folie enfantine, une folie de flic, une folie de tête brûlée. Elle fit un pas en direction du vide, un autre. Ses paupières se baissèrent lentement. Elle embrassa mentalement ses petites, de toutes ses forces, et, les bras le long des hanches, elle sauta.

Le choc. Le froid. Le poids mort de son corps qui l’entraîne vers les abysses.

Son gilet de sauvetage la tira vers la surface. Quand elle respira enfin, haletante, régurgitant l’eau salée, elle sut qu’elle était vivante. Elle se laissa entraîner par le courant en direction de la grotte.

Soudain, une pensée terrible lui traversa l’esprit et si la marée montait ? Comment s’échapperait-elle de ce trou à rats ?

Alors, elle céda à la panique. Elle, qui pourtant était une bonne nageuse, tenta de combattre le cours naturel de l’eau en agitant ses bras dans tous les sens. Trop tard, elle pénétrait déjà dans la grande gueule sombre.

Les fous de Bassan volaient à ses côtés, ignoble escorte pour une destination sans retour.

Lucie extirpa sa torche étanche d’une poche. Dans le faisceau de sa lampe, elle vit le boyau se séparer en trois galeries lugubres. Elle prit la même direction que les oiseaux, qui tous disparaissaient vers la gauche. Plus loin, la galerie se divisait en d’autres tunnels. L’endroit explosait en un véritable labyrinthe. L’eau était froide, mais supportable. Pourtant, Lucie sentait ses muscles se tétaniser un à un. Bientôt, elle ne tiendrait plus. D’autres ramifications encore, un dédale qui risquait de la garder prisonnière à jamais.

Elle s’accrocha à une anfractuosité de la paroi et regarda derrière elle. Il fallait faire demi-tour. La pierre était lisse, repartir en se cramponnant à la roche s’avérait impossible. Et même si elle parvenait à l’entrée, là où la mer tout entière s’engouffrait, le flux la fracasserait sur les rochers.

Désespérément, elle se mit à nager contre le courant, en sanglots. Ne pas mourir. Ses filles…

Mais très vite elle perdit du terrain, des papillons imaginaires se mirent à danser dans son champ de vision. Premiers symptômes de l’hypothermie. Bientôt suivraient des pertes de conscience partielles. Avant l’évanouissement total. Lucie battit des mains, ses ongles glissèrent sur la roche, sans trouver d’aspérités auxquelles s’accrocher. La terreur l’envahit. Elle avala des gorgées et des gorgées d’eau salée.

D’un coup, il lui sembla percevoir un vacillement lumineux dans les épaisseurs opaques. Il ne s’agissait pas d’une hallucination, elle en était certaine. Là, au cœur des ténèbres, c’était bien de la lumière.

Elle vit alors un oiseau qui filait dans l’autre sens, vers la sortie, un calamar dans son bec empourpré.

Le courant la rejeta enfin contre un rebord large et plat où elle grimpa difficilement, dérapant et buvant encore la tasse. Les lèvres bleues, elle se redressa, dégoulinante, anéantie. Marcher, il fallait absolument marcher pour ne pas geler sur place. Elle se dirigea vers l’endroit où les fous de Bassan se regroupaient.

Là, elle porta sa main devant sa bouche.

Devant elle, un corps.

Un corps entouré de bougies qui finissaient de se consumer. Un corps qu’elle peinait à reconnaître.

Elle fit encore quelques pas, l’estomac retourné. C’était bien lui. Frédéric Moinet.

Il avait été suspendu au bout d’une corde, les poignets attachés dans le dos.

Le poitrail ouvert et débordant de calamars.

Lucie chancela. Le bronzage de Moinet avait intégralement disparu. Même un cadavre ne pouvait être aussi blanc.

Il avait été littéralement… dépigmenté…

Inlassablement, des oiseaux fondaient sur lui et arrachaient des petits morceaux de chair à coups de bec incisifs.

Ils étaient en train de le dépecer.

Lucie détourna la tête. Elle mit quelque temps à retrouver ses esprits.

Elle s’avança en boitillant, complètement ahurie. Les parois qui l’encerclaient étaient recouvertes de formules mathématiques, d’équations, de chiffres peints en rouge et en partie brûlés. Des centaines et des centaines de démonstrations incompréhensibles. Pire, bien pire que dans la maison hantée de Hem. L’aire de jeu d’un sacré malade mental.

Dans un recoin, Lucie aperçut un monticule de calamars. Au-dessus, un par un, des oiseaux semblaient sortir de la roche. Elle s’approcha, prudente, et leva la tête. Un rai lumineux, très lointain, très faible, perçait la paroi : la lumière du jour. Un long goulot naturel, mesurant peut-être vingt ou trente mètres de long et à peine quelques centimètres de large, reliait cette grotte à l’extérieur. Et les calamars entassés à ses pieds paraissaient provenir de là-haut.

Alors, Lucie comprit qu’en utilisant les calamars et les fous de Bassan, il y avait moyen d’arriver au cœur du dédale. En effet, les oiseaux pouvaient se laisser glisser dans le goulot, attirés par la forte odeur, mais ne parvenaient pas à remonter dans l’autre sens. Pour ressortir, ils devaient donc nécessairement trouver leur voie dans le labyrinthe, alertant d’autres oiseaux qui s’introduisaient par la côte et faisaient le chemin inverse. Une sorte de fil d’Ariane menant à la nourriture, qu’il suffisait dès lors de suivre.

Comment pouvait-on avoir inventé un système aussi tordu ?

La flic regarda de nouveau en direction du cadavre de Frédéric. Elle osa affronter le visage inerte. L’œil restant avait totalement blanchi, l’iris était transparent, pareil à celui d’un albinos. Dépigmentation, là encore.

Lucie se laissa choir, brisée. Voilà six ans, le Mal avait dû prendre naissance ici, dans les ténèbres. Avant de se repaître des vies de pauvres innocents. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Elle sortit son Sig Sauer et tira plusieurs coups de feu en l’air, provoquant une volée de plumes.

— Fichez-lui la paix, putain de piafs ! Fichez-lui la paix ! Je vous en prie…

Alors Lucie plaqua ses mains sur ses oreilles. Encore une fois, elle hurla à en vomir ses tripes.

Le cauchemar n’était pas terminé.

Derrière Frédéric. Sur une pierre parfaitement plate…

Des scalps. Six scalps carbonisés, placés sur des têtes de mannequins en plastique rétractées sur elles-mêmes sous l’effet d’une flamme.

Le Professeur était venu pour effacer les preuves. Se débarrasser de ses trophées. Ce qui expliquait également pourquoi les équations sur les parois étaient en partie brûlées.

Lucie resta là de longues minutes, pétrifiée. Autour d’elle, les oiseaux continuaient à attaquer la carcasse qu’elle s’était résignée à ne plus défendre. Bientôt, les calamars manqueraient, les fous de Bassan disparaîtraient, et il deviendrait donc vraiment impossible de sortir. Alors elle se releva, titubante, et se dirigea vers la surface liquide, qui paraissait plus froide encore. Jamais… Jamais elle n’y parviendrait… C’était fichu. Pourtant, il fallait essayer, combattre, affronter l’adversité comme elle l’avait toujours fait. Elle ne pouvait pas crever ici, dans les sous-sols du monde.