Выбрать главу

— Ses autres mémoires ?

Khardif se leva.

— Pendant tout le XXe siècle, la médecine n’a jamais fait la différence entre le souvenir de ce que l’on a préparé à dîner, et celui de la manière dont on l’a préparé. Pourtant, ces deux souvenirs stimulent des mémoires différentes, dans des zones distinctes de l’encéphale. Mais il me faudrait toute une vie pour vous expliquer les mystères qu’abrite notre cerveau… et j’ai des obligations. Sachez juste que les patients atteints par ce genre de troubles se rappellent très bien leur passé, savent encore conduire une voiture ou jouer du piano, et sont parfaitement capables d’apprendre. Pas de retenir des visages, des phrases, des chansons, mais d’apprendre des gestes, des automatismes. Mettre une ceinture de sécurité, éteindre la lumière, se lever quand un réveil sonne…

— Une espèce de conditionnement ?

— Exactement, c’est le terme employé, le conditionnement. Le problème de taille est que ces personnes ignorent complètement que les tours du World Trade Center ont été détruites ou que le pape Jean-Paul II est mort. Elles vivent dans un présent furtif, avec un passé qui s’efface au fur et à mesure et un futur qui n’est qu’illusion. Il m’est arrivé de rencontrer un sujet atteint d’une encéphalite à herpes simplex, persuadé de vivre en 1964, et qui ne comprenait pas que les autres, autour de lui, vieillissaient. Il répétait perpétuellement la même chose, ne pouvait pas enregistrer trente lignes d’un texte sans en oublier le début, tenait un journal intime où il notait toujours cette même et unique phrase : « Je viens de me réveiller. » L’information ne se stockait plus dans sa mémoire à long terme, celle des souvenirs, celle qui permet aussi de lire un roman ou de regarder un film sans perdre le fil de l’intrigue.

— Vous voulez dire que… Manon pourrait ignorer que sa propre mère est décédée ? Qu’elle pourrait ne pas se remémorer un événement qui pourtant la touche au plus profond d’elle-même ?

— Si cela s’est produit après son accident cérébral, oui. Comme j’ai essayé de vous l’expliquer, les imprimantes qui fabriquent les souvenirs, appelées hippocampes, n’ont plus d’encre. Vous êtes policier. Considérez, pour comprendre, qu’elle est sous l’emprise permanente de benzodiazépines ou de GHB, votre drogue du violeur. Buvez deux coupes de champagne, avalez un somnifère et vous aurez un aperçu de ce qu’elle ressent à chaque seconde. Tout cela est purement chimique, voire électrique : quand vous coupez un câble, le courant ne passe plus.

Lucie peinait à assimiler l’information, tant ce phénomène cérébral défiait toute logique. Que se passait-il quand Manon cherchait à joindre sa mère ? Apprenait-elle à chaque fois son décès ? S’écroulait-elle alors en larmes, avant d’oublier la raison de son chagrin ?

Comment réussissait-elle tout simplement à vivre ? À sortir, à manger, à faire ses courses, à retirer de l’argent, à savoir où elle allait ?

Tant de questions, d’inconnues. Lucie en restait interdite. Le neurologue l’interrompit dans ses pensées :

— Pourriez-vous me rendre mon stylo, s’il vous plaît ? C’est un Faber-Castell, j’y tiens beaucoup.

De ses doigts de couturière, il le replaça exactement au même endroit, sur le bord de la poche.

— Je vais devoir y aller. Je vous le répète, je ne connais pas le dossier de cette patiente, elle n’a jamais été traitée dans notre centre. Par contre, je peux vous donner le nom de mon confrère. C’est lui qui est en charge du programme MemoryNode, il est neurologue et travaille en permanence avec des neuropsychologues qui suivent, eux aussi, Manon Moinet…

— Je vous écoute.

— Charles Vandenbusche. Mais ne cherchez pas à le joindre cette nuit, Swynghedauw est un hôpital de jour, et les médecins ont horreur des appels à leur domicile. Les journées pèsent déjà assez lourd…

— Malheureusement, les victimes ne peuvent pas toujours attendre.

Khardif continua sans tenir compte de la remarque :

— Vous venez de plonger dans l’une des zones les plus mystérieuses et les plus excitantes de l’histoire de la médecine, chère inspectrice… La mémoire. Un labyrinthe élastique constitué de milliards de chemins différents.

— Lieutenant, pas inspectrice.

— Pardon ?

— Je suis lieutenant, pas inspectrice. Et j’avoue que cela ne m’excite qu’à moitié, parce que j’ai en face de moi une femme qui sera probablement incapable de reconnaître son agresseur… Une dernière chose. En quoi consiste précisément ce programme MemoryNode ?

— C’est une chance pour les amnésiques. Un moyen de leur rendre un semblant de mémoire, grâce à un N-Tech adapté avec des fonctions spéciales. Photos, enregistrements audio, boutons « Qui », « Quoi », « Où », « Comment »… Une sorte de mémoire prothétique… Mais allez voir Vandenbusche. Il prendra certainement le temps de vous expliquer tout cela.

Le portable du neurologue se mit à sonner.

Khardif répondit. Après avoir raccroché, il dit, en s’éloignant vers la porte :

— C’était le docteur Flavien. Il veut vous voir de toute urgence.

7.

Lucie pénétra dans la chambre, précédée par Flavien. Manon semblait dormir paisiblement, la tête enfoncée dans un grand oreiller.

— Hormis les marques aux poignets et aux chevilles, je n’ai pas constaté de sévices particuliers, expliqua le médecin.

— Elle n’a pas été violée ? demanda Lucie à voix basse.

— Non… Vous pouvez parler normalement, elle ne risque pas de se réveiller. Comme elle s’est brusquement agitée, tout à l’heure, nous lui avons administré un léger sédatif. Son sang et quelques cheveux sont partis en toxico, pour analyse. Mais elle n’est pas déshydratée et ne souffre pas de carence nutritionnelle. De plus, ses ongles coupés excluent l’hypothèse d’un enfermement prolongé. Ses pieds très gonflés prouvent qu’elle a dû marcher sur une longue distance. Pas de coups, pas de blessures, sauf cette plaie dans la paume de sa main gauche…

Lucie l’interrompit :

— Cette inscription, ce « Pr de retour ». Une idée ?

— Des incisions réalisées avec un objet très tranchant.

— Sacré scoop…

Il prit la main de Manon et la retourna.

— Vu la profondeur, l’auteur de cette barbarie n’a pas fait dans le détail… Mais ce n’est pas tout…

Flavien souleva les draps avec précaution.

Lucie contracta les mâchoires.

— Merde…

Le ventre de Manon était traversé par deux larges scarifications. Des cicatrices blanchâtres, régulières, indélébiles, et qui formaient comme des lettres, des mots, des phrases, en apparence incompréhensibles. Sauf si…

Lucie inclina la tête.

— Qu’est-ce que…

Elle se recula vers le pied du lit.

— Oui… Ces scarifications ont été faites de manière à pouvoir être lues dans un miroir, expliqua Flavien. Chose curieuse, quand on les regarde bien, elles diffèrent assez l’une de l’autre. Comme s’il s’agissait de deux graphies.

— Vous pensez qu’elles sont l’œuvre de deux personnes différentes ?

— Oui, je crois. Et pour avoir cicatrisé comme ça, il faut qu’elles aient été faites il y a au moins un mois.

Lucie tenta de déchiffrer les inscriptions. Sous la poitrine, une phrase : « Rejoins les fous, proche des Moines ». Et, juste en dessous : « Trouver la tombe d », avec un long trait qui filait vers la gauche, après le « d ». À l’évidence, la « gravure » avait été violemment interrompue, la lame avait mordu la chair sur près de dix centimètres.