Il fait chaud. À crever.
Je vis, je suis en vie. Je m’appelle Manon Moinet, experte en mathématiques appliquées et je suis en vie !
Combien de temps ? Depuis combien de temps suis-je là-dedans ? Je n’ai pas faim, juste soif. J’ai les lèvres sèches, ma gorge me fait mal, ça me brûle dans tout l’intérieur… J’ai probablement dû hurler. Et cela n’a servi à rien.
Il fait chaud. Chaud à crever. Ma peau dégouline de sueur. Nous sommes… en été, non… au printemps. Avril. Ou peut-être mai. Pourquoi ai-je si chaud alors ? Mon Dieu ! On m’a déshabillée, je suis nue ! Où suis-je ?
Je ne sais pas, je ne sais pas ! Lucie Henebelle… Un flic. Le Professeur. Un enlèvement. Le mien ! C’est ça ! Le Professeur ! Le Professeur me retient !
Vite, vite, réfléchir. Vite.
Il faut que je me calme.
Le noir, partout. Mes bras sur mes cuisses, impossible de les bouger. Me relever. Aïe ! Du bois, non, du métal. Dessus, dessous, sur les côtés. Un cercueil ! Je suis dans un cercueil ! Quelle horreur ! Sous combien de tonnes de terre ?
J’ai les yeux en feu, la gorge en lambeaux. Je ne peux même plus crier.
Me débattre, me retourner. Serrer les poings et frapper. Des aspérités sur les parois. Des trous, des centaines de petits trous. Pour me laisser respirer ? Non, non, je ne suis pas dans un cercueil. Il s’agit d’autre chose.
Lucie ! Lucie, aidez-moi ! Je vous en supplie ! Manon ! Je m’appelle Manon Moinet et je suis en vie !
Si ça se trouve on ne me recherche même pas. A-t-on seulement signalé ma disparition ?
Un sifflement. Et maintenant de la lumière, une lueur bleue, on dirait que ça vient d’en dessous. Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce que c’est que ce truc au-dessus de mon front, sur la tôle ? On dirait de la graisse et… des ongles ? Des bouts d’ongles collés contre la tôle. Carbonisés… D’autres ont déjà dû être enfermés ici. Ça y est, tout s’embrouille en moi… Je sens que… que je vais partir… Le bleu vire au jaune. Ça brûle ! Ça brûle sous moi !
Le noir à nouveau.
Il fait chaud. À crever.
Je vis, je suis en vie. Je m’appelle Manon Moinet, experte en mathématiques appliquées et je suis en vie !
41.
Jamais les équipes de police de Brest n’avaient tant peiné à investir une scène de crime. Il avait fallu affronter la mer démontée, puis transporter le matériel — halogènes à batterie, crimescope, kits de prélèvement, pistolets à sceller — en ramant dans les galeries sur plusieurs centaines de mètres avec pour seul repère les ondes du portable que Turin avait laissé allumé près du cadavre.
Un peu plus tôt, sur le quai du port de Perros-Guirec, après s’être changée, Lucie avait remis à Turin la culotte de Manon. Ce salaud avait fait jaillir la flamme de son briquet et, sous le regard haineux de sa collègue, y avait mis le feu. Un sourire malsain, plein de méchanceté et de sadisme, avait alors tordu les traits de son visage.
Tel était le prix de son silence. Lucie venait de pactiser avec le diable.
Puis, après un bon café et quelques biscuits, il avait fallu revenir ici, dans ces tunnels immergés, aux côtés d’un type qui la dégoûtait, sur qui elle avait envie de cracher.
Un seul objectif lui permettait de tenir. Sauver Manon. Sauver Manon. Sauver Manon.
Les fous de Bassan avaient définitivement déserté les lieux. La jeune flic se tenait à présent à proximité des scalps carbonisés en compagnie du commissaire Menez, personnage aux traits rugueux et à la longue moustache. Durant le trajet, Turin avait longuement expliqué la situation à l’officier breton, qu’il avait déjà croisé par le passé. Face à eux, le légiste considérait le corps suspendu. Chacun des policiers intervenant sur la scène de crime grimaçait devant le spectacle de cet homme éventré et devenu aussi blanc qu’un sac de plâtre.
— Le Professeur, vous dites ? fit Menez d’un ton sceptique en se retournant vers Turin.
Sans dégoût apparent, il renifla le cadavre et plissa le nez.
— Non, non, je ne crois pas qu’il s’agisse là de l’œuvre du Professeur.
Turin écarquilla les yeux.
— Pardon ? demanda-t-il en haussant la voix. Et qu’est-ce qu’on fout ici, à votre avis ?
Le Parisien fit un mouvement du bras, rouge de colère.
— Regardez autour de vous, merde ! On est dans une grotte où chaque centimètre carré est couvert de formules mathématiques ! Les scalps arrachés aux six victimes sont là, derrière vous ! Qu’est-ce que c’est tout ça, si c’est pas son territoire ? Et que dire de Moinet ? Il est raide, je vous signale ! Qui l’a assassiné aussi cruellement, s’il ne s’agit pas du Professeur ? Qui lui a bourré le buffet de calamars ? Le boulanger du coin ?
Menez garda un calme déconcertant.
— Comment expliquez-vous sa dépigmentation partielle ? répliqua-t-il simplement.
— Sa dépigmentation ?
— Oui, sa dépigmentation. Toutes ces taches blanches sur sa peau.
— Et ses yeux… ajouta Lucie. Quand je suis arrivée, l’un d’eux était encore épargné… Et l’iris était quasiment transparent… Comme celui d’un albinos.
— Merde, j’avais complètement zappé ! s’exclama Turin. Vous voulez dire que…
Menez acquiesça.
— Je vois que ça vous revient en mémoire. Cette odeur caractéristique, sur sa peau. L’assassin l’a frottée avec plusieurs composés chimiques, qu’il a aussi probablement versés dans les yeux. Ces produits sont, j’en mettrais ma main à couper, un savant mélange de…
— De phénol et d’acide fluorhydrique, l’interrompit Turin. On n’oublie pas des trucs pareils…
Menez acquiesça de nouveau et s’adressa à Lucie :
— Le phénol possède cette particularité de dépigmenter la peau. On l’utilise, très dilué, pour le peeling, une technique de rajeunissement cutané. Mais là, il a été employé avec des concentrations beaucoup plus fortes, dans un tout autre dessein. Un dessein immonde.
Il désigna une des taches blanches au niveau du cou.
— Avec l’acide fluorhydrique, le phénol pénètre la peau sans l’abîmer, se glisse dans les couches profondes du derme et le détruit, provoquant des brûlures insoutenables. Une torture terriblement efficace, comme si on vous rabotait de l’intérieur avec du papier de verre. Avec le lieutenant Turin, nous nous sommes déjà rencontrés à ce sujet, voilà quelques années. Je travaillais sur Nantes, avant que… le dossier Chasseur ne soit traité par un autre collègue. Turin traquait le Professeur, et je traquais le Chasseur de rousses. Il était venu me voir afin de vérifier que l’un ne pouvait être l’autre. Ce que nous avions formellement exclu.
— Exact… marmonna Turin. Le Chasseur de rousses…
Le commissaire breton lut la surprise dans les yeux de Lucie.
— Eh oui, le Chasseur, cher lieutenant. Ces brûlures chimiques font partie des réjouissances qu’il inflige à certaines de ses victimes. J’avoue être autant dérouté que vous, mais cet homme suspendu au bout de sa corde n’est pas passé entre les mains de votre Professeur…
— Mais…
Lucie et Turin échangèrent un regard dépité. Ils cherchaient le Professeur, et c’est le Chasseur qu’ils trouvaient.
La jeune flic s’attarda sur les équations carbonisées. Les mathématiques, encore et toujours… Si seulement Manon pouvait être là !
— Quand est-ce qu’arrive le mathématicien ? demanda-t-elle en se tournant vers Menez.
— Sous peu, avec une autre navette.
— Commissaire, expliquez-moi comment le Chasseur fonctionne réellement. Les détails de son mode opératoire, ses habitudes, ses victimes…