Menez s’approcha des scalps en prenant garde à ne pas gêner le travail des techniciens occupés à sceller des échantillons — cheveux, cendres, poils — dans des sacs hermétiques.
— Les victimes sont toujours des jeunes femmes célibataires, rousses, mignonnes, qui habitent aux alentours de Nantes. On les retrouve, quelques jours après leur enlèvement, sur la côte Atlantique, entre Saint-Nazaire et La Rochelle, violées post mortem, couvertes de brûlures. D’après les légistes, tout y passe : le feu, les cigarettes, les liquides bouillants, l’électricité, les produits corrosifs… Il choisit à chaque fois des supplices qui lui permettent de faire durer… Comment dire…
— Sa jouissance…
— Oui, sa jouissance. Il s’arrange pour qu’elles restent en vie afin de pouvoir recommencer ses tortures, jour après jour. Nous pensons par ailleurs que certaines des victimes ont tenté de se suicider… Elles s’étaient lacéré les veines des poignets avec les moyens du bord… leurs propres ongles…
D’un hochement de tête, à la demande du légiste, le commissaire ordonna qu’on décroche le cadavre.
— Il a des connaissances évidentes en chimie mais malheureusement pour nous, cette piste n’a rien donné car on se procure assez facilement les composés qu’il emploie, dans les laboratoires scolaires, les instituts pharmaceutiques…
Il grimaça, puis ajouta :
— Et le séjour des corps dans l’océan ne nous aide pas non plus. Leur immersion efface toutes les traces — ADN, cheveux ou squames de peau — qu’aurait pu abandonner l’assassin. Sinon, le légiste a aussi à chaque fois noté un truc bizarre : une concentration sanguine très élevée dans le cerveau, et très faible dans les membres inférieurs. Ce qui semble indiquer que ces femmes sont mortes à l’envers… La tête vers le bas, si vous voulez…
Turin s’énerva d’un coup.
— Mais putain ! On est quand même bien chez le Professeur ici ! Et je ne peux pas imaginer une seule seconde que lui et le Chasseur soient une même personne ! Tout nous prouve le contraire ! Les études menées par les spécialistes, les modes opératoires, le profil des victimes, les lieux ! On n’aurait pas pu se gourer à ce point !
— Et pourtant, intervint Lucie avant de se tourner vers Menez, sans la moindre considération pour son homologue parisien, Karine Marquette s’est fait violer post mortem alors que le Professeur n’avait auparavant jamais violé personne. Elle n’était pas rousse, c’est vrai, mais elle correspondait quand même à la catégorie recherchée par le Chasseur : jeune, dynamique, jolie, célibataire. Après ce meurtre, le Professeur a arrêté toute activité, un acte contre nature chez les tueurs en série, et le Chasseur a pris le relais dans les mois qui ont suivi. Et aujourd’hui, de nouveau, le Professeur… A-t-on affaire à deux individus distincts qui se connaissent et se réunissent ici ? Ou à une seule et même personne qui agirait selon deux protocoles différents suivant ses motivations ?
— C’est complètement con ! dit Turin.
Ignorant la remarque, Lucie se mit à observer les équations sur les parois.
— On dirait qu’il n’a pas eu le temps de tout brûler. Peut-être la peur de se retrouver coincé ici, avec la marée montante, ou la crainte de se faire prendre… Regardez… Il a probablement supprimé les éléments essentiels, afin, je ne sais pas, qu’on… qu’on ne comprenne pas. Ces équations lui font peur… Elles doivent signifier quelque chose, ouvrir une piste capable de le compromettre.
— Mais pourquoi il se serait amusé à les inscrire dans ce cas ? demanda Menez.
— Sûrement un moyen pour lui d’exprimer sa domination. Sur les autres, sur le monde, sur nous. Rappelez-vous les croix sur la spirale de Bernoulli. La carte des meurtres, exposée au grand jour, sans que personne n’en saisisse le sens. Peut-il exister plus grande satisfaction que de se moquer de cette façon de ses poursuivants ? Et de prouver qu’il est le maître du jeu ? Il jouit de ce qu’il a fait ! Il en est fier ! À chaque minute, à chaque seconde, il revit ses crimes ! Et il n’y a aucune explication rationnelle à ça !
— C’est bon, Henebelle, c’est bon ! grogna Turin en levant les bras devant lui. Pas besoin de nous faire votre cinéma ni de vous mettre dans un état pareil !
Lucie chevaucha une flaque et effleura la roche sur sa droite. D’autres équations, aux trois quarts brûlées. Elle dut subitement s’asseoir, prise d’un vertige. Manque de sommeil, de nourriture.
— Vous allez tenir ? lui demanda Menez.
— Oui, oui, ça va… mentit-elle. C’est juste que cette enquête est en train de me mettre sur les rotules…
Turin s’éloigna d’un pas nerveux. Sa voix résonna contre les parois quand il cria :
— Mais qu’est-ce que Moinet vient encore foutre là-dedans ? Il ne peut pas être le Professeur, il n’était physiquement pas présent au moment du meurtre de sa sœur ! Ni le Chasseur, puisqu’il vient de se faire buter par le Chasseur ! Mais on est dans une foire ou quoi ?
Lucie se massait les tempes. Elle répondit :
— Il n’est peut-être ni l’un ni l’autre, mais on a toujours vu son spectre dès qu’on s’approchait un peu trop près de cette affaire. Il a trompé Manon depuis le début. Il l’a empêchée de fouiller le passé, il ne voulait pas qu’elle remonte jusqu’au Professeur. Il savait pour la tombe de Bernoulli, à Bâle, et jamais il n’a rien dit… Et puis… il y a ce burin, dans l’un de ses appartements, qui a probablement servi à décrocher l’ammonite ingurgitée par Dubreuil… Sans oublier qu’il n’était pas au bureau, quand la vieille sadique a été tuée…
Elle tourna la tête en direction du cadavre et ajouta :
— Et maintenant, le voilà ici, à proximité des scalps, dans une caverne couverte d’inscriptions mathématiques… Ces inscriptions qu’on a cherché à brûler, à dissimuler… Qui a fait ça ? Le Chasseur ? Le Professeur ? Ce fichu cambrioleur ? Frédéric Moinet ? Les quatre ? Dans tous les cas, il est évident que Frédéric, ainsi que le ou les meurtriers, se connaissaient, qu’ils partageaient des secrets, ou tout au moins le secret de cette grotte. Qui a enlevé Manon ? Qui a voulu l’étrangler ? Qui a volé le disque dur dans l’appartement de Frédéric ? Tout est lié…
Elle pointa l’index vers les parois.
— Ce que je vais dire n’aurait absolument aucun sens en d’autres circonstances, mais ces équations sont peut-être ce fameux maillon qui nous manque depuis le début…
Ils entendirent une barque qui arrivait derrière eux. Des policiers en uniforme encadraient un type recroquevillé, au visage creusé par les jeux d’ombre et de lumière. Il portait un imperméable dont le col montait par-dessus sa barbe grisonnante. Le commissaire Menez s’approcha et l’aida à sortir de l’embarcation.
— Merci de vous être déplacé si tôt et avec de telles conditions météo, dit le flic.
Il se positionna devant lui et expliqua :
— Tentez de faire abstraction de… ce qu’il s’est passé ici. Ne cherchez pas à comprendre la raison de ce carnage et concentrez-vous juste sur ce qu’il reste des formules épargnées par les flammes… Essayez de… nous expliquer ce qu’elles signifient.
Pascal Hawk, la quarantaine, acquiesça, l’air grave, les lèvres pincées. Se focaliser sur sa tâche, uniquement. Ne pas penser à… cette chose, couchée sur le sol, et ouverte de part en part… Ne plus voir le sang… Les parois, juste les parois…
— Il ne reste pas grand-chose d’intact, déclara-t-il après un coup d’œil circulaire.
— Essayez quand même. On nous a dit que… vous étiez l’un des meilleurs mathématiciens du coin.