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Trop de suppositions. Pour l’heure, Manon était aux mains d’un psychopathe et il fallait la retrouver. Absolument.

Les gouttes continuaient à s’abattre sur la carrosserie. Lucie regarda sa montre. À cette heure, dans sa puissante berline, Turin devait déjà être loin devant. La flic se remit à penser à ces photos d’elle, retrouvées dans l’ordinateur de Manon. Un véritable choc. Et toujours les mêmes questions : qui les avait prises ? Et pourquoi ? Comment avait-elle pu se trouver mêlée à une histoire qui n’avait alors même pas commencé ?

Comment tout ceci allait-il se terminer ? L’enquête, cette traque macabre et surtout, surtout, ce qui venait de se produire, dans son appartement, cette mise à nu de son inconscient… La Chimère, entre des mains étrangères. La Chimère, forcée de se réveiller…

Le coup venait assurément de l’un des étudiants. Un locataire voisin, mis au courant du contenu de son armoire par Anthony. Ces salauds se couvriraient les uns les autres. Difficile de retrouver le coupable. Et puis, à quoi bon ? Le mal était fait…

Dans un soudain accès de rage, elle se mit à hurler, à tambouriner contre son volant. La Ford fit alors un léger écart qui s’amplifia par un effet d’aquaplaning. Une violente montée d’adrénaline lui fit reprendre ses esprits. Elle parvint à contrôler son véhicule. Il s’en était fallu de peu pour que…

Quelques minutes et quelques kilomètres plus loin, elle ne put s’empêcher de revenir à ses pensées. La Chimère… Ces étudiants lui avaient sans doute volé son secret pour le photographier et l’offrir aux yeux de tous sur Internet. Oui, à coup sûr ! Et tout se propagerait comme un feu de paille. Chacun saurait et plus jamais on ne la regarderait comme avant. Qu’allait-on imaginer ? Qu’elle était cinglée ? Obsédée ? Sadique ? Voire… une meurtrière ? Qu’elle était semblable à ceux qu’elle traquait ?

Et Clara ? Et Juliette ? Que penseraient-elles de leur mère quand arriverait le moment des pourquoi ?

Ses yeux s’embuèrent.

De retour dans le Nord, il allait falloir prendre les devants. Tout déballer aux étudiants.

Avant qu’ils ne détruisent sa vie.

44.

L’IHESB était un complexe impressionnant. Un entrelacs de bâtiments hyper contemporains posés sur une immense pelouse tondue à l’anglaise, au milieu des pins, à une dizaine de kilomètres à l’est de Brest. Rien autour. Ni entreprises, ni commerces, ni habitations. Une sorte de monastère moderne, tout en ruptures géométriques, une pépinière à cerveaux d’où avaient germé certains des meilleurs scientifiques de ces dernières années. Enfin… D’après la plaquette publicitaire.

Lucie pénétra dans le hall d’entrée. Sur le mur de gauche étaient affichés des encarts annonçant les prochaines conférences : quanta et objets étendus, isomorphisme entre les tours de Lubin-Tate et de Drinfeld, théorie des cordes… Sur celui de droite, une galerie de portraits. Des étudiants, le front haut, le menton relevé. La même attitude hautaine qui l’avait frappée chez Frédéric, lors de leur première rencontre. Lui aussi avait été de ceux-là.

La jeune flic se présenta à l’accueil et apprit de la bouche d’une secrétaire que Turin, fort élégamment, ne l’avait pas attendue et s’entretenait déjà avec le directeur de l’établissement depuis cinq bonnes minutes dans la salle des archives. Selon ses indications, il fallait ressortir, contourner l’amphithéâtre central, puis marcher sur une cinquantaine de mètres pour les rejoindre. Sympathique vu les conditions météo.

À peine quelques instants plus tard, Lucie poussait une lourde porte en verre fumé. Les deux hommes discutaient au fond d’un long couloir, également orné de portraits de scientifiques, mais beaucoup plus âgés. Sous chaque nom, une distinction : médaille d’or du CNRS, Einstein Medal, Wolf Prize, et la très célèbre médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques.

Alexandre Gonthendic se retourna, plusieurs feuillets à la main. Costume trois-pièces impeccable et moustache grise, c’était un vieil homme à la silhouette fine et distinguée.

— Ma collègue ! envoya Turin d’un ton méprisant.

Le directeur la salua avec courtoisie avant de demander :

— Ainsi, vous enquêtez sur l’un de mes ancien élèves ?

— Exactement.

— À la demande de monsieur Turin, je viens juste de mettre la main sur l’une des photographies de classe de Frédéric Moinet. Elle date de 1995, Frédéric était alors en quatrième année. C’est la plus récente que nous possédions de lui et de ses camarades… Quant à son dossier scolaire… je devrais vous le retrouver assez facilement dans l’Ovale, notre salle d’archives à proprement parler, la mémoire de notre institut. Nous y conservons le parcours de chacun de nos élèves, et ce depuis plus de cinquante ans.

Lucie s’approcha pour regarder le cliché. De toute évidence, le photographe avait voulu lui imprimer un caractère austère et grave car pas un des étudiants ne desserrait les lèvres. Un souvenir à l’image de cet endroit, glacial et impersonnel.

— Vous me disiez que Moinet n’est pas allé au bout de ses études ? demanda Turin en faisant rouler la pierre de son briquet.

— En effet. Je me souviens très bien de Frédéric. C’était un élève différent des autres. Son départ fut un énorme regret pour le corps professoral. Il était doué d’une intelligence remarquable, mais capable du meilleur comme du pire.

— C’est-à-dire ?

Alexandre Gonthendic se recula légèrement et considéra ses deux interlocuteurs en caressant délicatement sa moustache.

— Nous œuvrons dans des domaines scientifiques où les sautes d’humeur doivent être bannies. Nos diplômés sont fréquemment conduits à travailler sur des sujets extrêmement sensibles : la chimie, le nucléaire, l’électronique… Dans ces conditions, vous comprendrez aisément que nous ne pouvons nous permettre de diplômer des bâtons de nitroglycérine, aussi efficaces soient-ils.

Il désigna les portraits accrochés aux murs.

— Tous les hommes que vous voyez là vouent leur vie entière à la science. Ils donneraient tout pour elle, mais ils œuvrent dans l’ombre. Qui connaît le dernier mathématicien distingué par la médaille Fields ? Qui sait qu’aujourd’hui, les fondements mêmes de la mécanique classique sont sur le point d’être renversés, et que cela remettrait en cause l’ensemble de nos certitudes sur le monde qui nous entoure ? L’univers, les quanta, l’énergie ? Qui se soucie de ces « détails » en dehors de nous ? Frédéric était incapable de supporter ce manque de reconnaissance. Il voulait accéder à la lumière, il voulait briller. C’était une personnalité très expansive et dont… comment dire… la discrétion et l’humilité n’étaient pas les qualités premières.

Lucie commençait à comprendre. Elle demanda :

— Et donc… il s’est mis à rejeter l’enseignement de votre école ?

Le vieil homme acquiesça avec un sourire un peu triste.

— Exactement. L’excellence en mathématiques, en physique et en chimie est une condition nécessaire mais pas suffisante pour obtenir notre diplôme. Nos élèves doivent se plier aux règles fixées par l’institution, suivre l’ensemble des cours et donc s’intéresser également à d’autres matières qui ne sont pas directement scientifiques. Plus… culturelles et politiques, si vous voulez. Ce qui n’a jamais été le cas de Moinet. Il ne voulait pas être « apprivoisé », selon ses propres termes. Mais… j’ai cru comprendre qu’il s’était dirigé dans une autre voie en prenant la direction d’une entreprise avec sa sœur, et qu’il s’en était plutôt bien sorti. Je me trompe ?