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— Disons que vos infos datent un peu, fit Turin. Et que la réalité n’est plus tout à fait celle-là.

— Et aujourd’hui, il a des soucis avec la police… Vous refusez toujours de m’expliquer lesquels ?

— Désolé, chacun son job.

Gonthendic n’apprécia que moyennement la repartie. Il demanda d’un ton sec :

— Soit… Que cherchez-vous, précisément ?

Turin répliqua sur-le-champ :

— Nous voulons savoir si Frédéric Moinet était le genre de gars à se pointer dans une grotte à quatre-vingts bornes d’ici, sur l’île Rouzic, pour y inscrire sur les parois une démonstration pourrie du théorème de Fermât.

Le directeur répondit, sans paraître réellement surpris :

— Démontrer la conjecture de Fermât représentait, à l’époque, un vrai défi pour les mathématiciens. Je crois que tous nos étudiants ont dû un jour ou l’autre se prêter à l’exercice. Dans nos locaux ou ailleurs. Alors une grotte… Pourquoi pas ? Il s’agit d’un lieu propice à ce genre de réflexions. Andrew Wiles, le génie qui a prouvé la validité de la conjecture, s’est bien enfermé sept années durant dans un secret absolu, de manière à n’être déconcentré par personne…

— La résolution de ce type de problème est toujours le résultat d’un travail solitaire ? demanda Lucie.

— C’est-à-dire ?

— Vous parliez d’Andrew Wiles et de son enfermement. Mais serait-il pertinent d’imaginer que Frédéric Moinet ait élaboré la démonstration dans cette grotte avec d’autres étudiants ?

— Oui, bien sûr ! Et je dirais même qu’en l’occurrence, le travail en collaboration était une règle générale. Est-ce que vous vous représentez les efforts nécessaires à ce type de recherche ? Je suppose que non ?

— Vous supposez bien.

— Ils sont immenses. Alors l’idée de mettre ses forces en commun vient tout naturellement. Et, si j’ose dire, plus naturellement encore chez nos étudiants. Vous savez, ils sont isolés ici pendant toute la durée de leur cursus et vivent ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au cœur des formules et des théorèmes… Et bien évidemment, il se noue au sein de chaque promotion des relations très fortes… des liens que l’on ne trouve nulle part ailleurs.

— On peut parler d’amitié ?

— Bien entendu. Même si l’esprit de compétition demeure toujours présent.

— Et… vous pensez que vous pourriez vous souvenir des élèves avec qui Frédéric s’était lié ?

Gonthendic hocha la tête et pointa son index en direction du cliché.

— C’est très subtil mais je crois que ce que vous cherchez se cache ici…

Turin vint se coller contre Lucie, qui le repoussa d’un geste brusque. Le directeur fît semblant de n’avoir rien vu et sortit une loupe d’un tiroir qu’il vint placer au-dessus de la photo. Au troisième rang à gauche se tenait un étudiant aux cheveux bruns, au torse bombé et au regard déterminé : Frédéric Moinet. Il y avait quelque chose de Manon en lui. Lucie se sentit parcourue par un frisson lorsque ses yeux plongèrent dans ceux incroyablement froids du jeune homme.

— Regardez attentivement la broche qu’il porte sur le col de sa veste, fit Gonthendic.

Lucie plissa les yeux.

— C’est étrange, constata-t-elle. On dirait une…

Alors, elle se souvint. Sur la chemise Yves Saint Laurent, quand Moinet s’apprêtait à prendre le TGV…

— Une toile d’araignée ?

— Oui, dit le vieil homme. Une toile d’araignée en étain, fabriquée par l’un de ses camarades, dans notre laboratoire de chimie.

— Et ? Qu’est-ce que ça signifie ?

— Nous ne l’avons jamais réellement su… Frédéric refusait de nous le dire, mais j’ai ma petite idée là-dessus… Les araignées sont des animaux qui ne s’apprivoisent pas. On ne peut pas les élever, ni les faire vivre en groupe. Sinon, elles se dévorent ou s’entretuent… Comme elles, Frédéric ne voulait pas qu’on l’apprivoise… Et c’est ce qui a causé son échec…

Brusquement, Lucie serra le poing. Ça lui apparaissait maintenant comme une évidence.

— Oui, oui, bien sûr, répondit-elle, mais… bon sang… j’avais déjà vu cette broche chez Moinet. Comment j’ai pu ne pas percuter ! Une toile d’araignée ! Un objet mathématique parfait. En forme de…

— De spirale ! compléta Turin. Une putain de spirale ! Faites voir cette photo !

— Deux minutes ! répliqua Lucie en se retournant.

Elle se mit à scruter chacun des étudiants sur le cliché. Coiffures irréprochables, regards fiers, tenues sombres.

Soudain, elle fit trois pas vers l’arrière.

Livide, elle plaqua lentement ses paumes ouvertes sur son visage et secoua la tête.

La photo glissa entre ses doigts et se laissa porter par l’air, avant d’atterrir sur le sol.

À droite de Frédéric, un autre col avec une broche… Au premier rang, un autre encore… Et derrière… Et à côté…

45.

Forcés de combattre ensemble malgré le dégoût qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, Lucie Henebelle et Hervé Turin se tenaient assis côte à côte dans la salle des archives, autour d’une grande table en bois. L’Ovale était une pièce impressionnante par son volume et la pureté de sa forme en ellipse. Partout sur les murs s’alignaient des milliers de thèses, de livres et de revues scientifiques. Au plafond, un étonnant vitrail abstrait projetait sur les étagères d’innombrables touches de lumière multicolores. Bleus profonds, verts incisifs, rouges incandescents.

La photo de la promotion de 1995 reposait sur la table, à côté d’une pile de dossiers scolaires poussiéreux. Sur le cliché, six visages masculins, entourés au stylo-bille noir. À gauche, celui de Frédéric Moinet.

— C’est incroyable, dit Turin, avachi sur sa chaise, les deux coudes sur la table. « Incompatibilité avec l’esprit de l’école », « Manque de rigueur », « Indiscipline », c’est la même chose sur chaque bulletin. Et tous virés la même année alors qu’ils faisaient partie des plus balèzes en maths, physique, chimie…

Lucie se prit la tête dans les mains.

— Ils ont dû très mal supporter leur échec, fit-elle. Se retrouver sans aucun diplôme après tant d’années d’études, avec pour seul bagage leur savoir théorique… Les portes les plus prestigieuses qui se referment juste devant leur nez, leurs rêves brisés… Comment se reconvertir quand on a la tête pleine d’ambition et farcie de connaissances absolument inexploitables professionnellement ? Comment redevenir simple cadre, ou banquier, ou prof de maths, quand on s’est imaginé être le roi du monde ?

Turin tenait une liste sous ses yeux. En face de chacun des six noms correspondait une adresse que lui avait transmise la brigade.

— J’en reviens pas, je les ai tous déjà croisés quand j’enquêtais sur l’entourage des victimes du Professeur… Putain… Tout était là, et j’ai rien capté.

Il désigna un type blond, le visage fermé, les cheveux plaqués sur le crâne.

— Lui par exemple, c’est Olivier Quetier… Il habite aujourd’hui Rodez, une des villes de la spirale, où Caroline Turdent, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, s’est fait buter. Au départ, c’était la meuf de Quetier. Mais un soir où elle le croyait parti en déplacement, il l’a surprise au pieu avec un autre mec. Ils se sont séparés. Sept mois plus tard, on la retrouvait morte, labourée de l’intérieur par des éclats de nautiles…