Tout s’éclaircissait progressivement dans sa tête.
— Peu à peu, ils ont dû se prendre à leur propre jeu, leur barbarie. Souvenez-vous de ces scalps que le Professeur emportait : dans le cadre de son rituel. Ils ont choisi de les conserver dans cette grotte, comme des trophées. Indirectement ils sont devenus le monstre qu’ils avaient eux-mêmes créé.
Elle s’éloigna de la table en silence et fit quelques pas avant de reprendre :
— Tout pourrait se tenir. Imaginez un peu. Ces types sont tellement frappés qu’aujourd’hui, tant d’années plus tard, ils décident de reprendre du service. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont jamais été attrapés, parce qu’ils se sentent surpuissants, intouchables. Parce qu’ils adorent jouer et qu’ils vomissent la société qui les a construits puis rejetés. Sauf que Frédéric Moinet n’est pas d’accord. Pour lui, tout est terminé. Il a une belle situation, une sœur qu’il aime et qu’il veut maintenant protéger. De ce fait, il refuse. Alors, comment lui mettre la pression ? Comment le forcer à participer à ce pari fou ?
— En enlevant sa sœur, pour lui faire peur. Lui montrer qu’ils peuvent l’atteindre, n’importe quand, n’importe où. Ce qui expliquerait pourquoi ils ont relâché Manon si vite. Juste de l’intimidation.
Lucie ne cessait de regarder sa montre. Manon, quelque part…
— Exactement ! Et Frédéric voulait la protéger de ces menaces. Cela expliquerait alors ces mystérieux cours d’autodéfense dans le N-Tech, et aussi le Beretta ! Il la protégeait, tout en l’empêchant de découvrir la vérité. Vérité qui le compromettrait lui-même au plus haut point. D’où l’effacement des données dans l’organiseur et les cahiers. Plus de Bernoulli, plus de Bretagne. En définitive, il dirigeait sa sœur comme un animal de cirque. Il la faisait tourner en rond. Sauf qu’elle a quand même réussi à échapper à son contrôle… Quand elle s’est rendue à deux reprises sur l’île Rouzic par exemple.
Turin glissa ses mains sous son menton :
— Pas mal votre hypothèse. Mais il y a quand même quelques incohérences.
— Lesquelles ?
— La présence du burin chez Frédéric, par exemple…
— Non, non, c’est pas forcément une incohérence ! Frédéric a peut-être hésité. Il a très bien pu accepter de tuer Dubreuil au début, avant de se rétracter. Alors, quelqu’un d’autre a poursuivi l’ouvrage. Cet inconnu a tracé les décimales de π dans la maison hantée de Hem, puis il a tué à sa place, pour montrer l’exemple, pour le motiver… Mais Frédéric, toujours réfractaire, a menacé de tout déballer, quitte à plonger lui aussi. Si bien qu’ils l’ont tué…
— Ouais, ça se tient… Mais j’avoue avoir du mal à piger comment un cadre sup, un chef de projets, un professeur ou même un directeur, comme Frédéric Moinet, ont pu agir de la sorte. Je veux dire… Vous seriez capable de le faire, vous ? Poser une énigme, empoisonner une victime qui vous supplie de l’épargner, et la… scalper ?
Lucie s’était rapprochée de nouveau de la table. Elle dit :
— On est parfois prêt à tout pour arriver à ses fins. La colère, la rage, la douleur sont des motivations suffisantes. Et vous le savez. Tout est une question de frontière. Une frontière que vous aussi, vous avez franchie. À Bâle…
Elle s’empara du cliché d’un geste sévère.
— Dans son processus de mise à mort, l’un des six a réellement pris goût à la domination, la torture, l’acte de tuer ! Il a croqué dans le fruit défendu, a franchi la limite et n’a pas pu revenir en arrière ! Le salaud qui a assassiné puis, emporté par ses pulsions, a violé Karine Marquette post mortem, est le Chasseur ! Et il se trouve parmi ces enfoirés ! On doit le retrouver ! Maintenant !
— Kashmareck, Menez, les différents SRPJ se préparent à intervenir, dit Turin. On dispose des adresses précises, on sait où les cinq travaillent. Tout n’est plus qu’une question d’heures. On va faire d’une pierre deux coups. Le Chasseur et le Professeur.
Lucie se mordit la lèvre inférieure. Il était peut-être déjà trop tard.
— Pourtant, le Chasseur agit aux alentours de Nantes, et aucun n’habite Nantes…
Elle prit dans ses mains la liste des six noms.
— Olivier Quetier, cadre supérieur à Rodez… Grégory Poissard, professeur de physique à Limoges… Laurent Delafarge, chef de projet chez Altos Semiconductor, à Beauvais… Grégoire Michel, directeur d’un pôle recherche sur Lyon… Et finalement Romain Ardère, patron d’une petite entreprise de pyrotechnie, à Angers.
Turin rejoignit de son pouce jauni Angers et Nantes.
— Angers n’est même pas à cent kilomètres de Nantes.
— Et on retrouvait les victimes du Chasseur dans l’océan, sur la côte atlantique, entre Saint-Nazaire et La Rochelle. Ça concorde parfaitement.
— D’autant plus que les artificiers manipulent très souvent des produits chimiques…
Lucie écrasa son index sur le visage de Romain Ardère, puis elle fouilla avec précipitation dans son dossier scolaire.
— On y est ! Ardère avait choisi une spécialisation en chimie organique, il passait la majeure partie de son temps dans le laboratoire expérimental de l’institut ! C’est lui qui fabriquait les broches en étain ! Et…
Elle feuilleta rapidement les pages.
— Vous devinerez jamais !
— Quoi ?
— Il a été surpris en train de faire des expérimentations sur des animaux, dans le labo ! La raison de son renvoi ! Ardère était subjugué par la force destructrice du feu, des substances corrosives…
— Jacques Taillerand, cinquième victime du Professeur, a été le producteur des spectacles d’Ardère avant de décider de ne plus travailler avec lui, de l’abandonner…
— Et donc, Ardère se met à le haïr. Jusqu’à le faire tuer !
— On les tient enfin !
Turin saisit son portable et composa nerveusement le numéro de la brigade parisienne. Lucie enfila son blouson et fonça vers la sortie.
— Vous allez où encore ? grogna Turin.
— À Angers ! Je veux être auprès de Manon quand on la retrouvera !
— Je serais vous, je me ferais pas trop d’illusions. Quand on voit la manière dont le frère a été massacré… Notre homme est en colère. Très en colère…
46.
Manon émergea lentement d’un douloureux sommeil, une odeur âcre dans les narines. Un relent de produit d’hôpital… peut-être de l’éther. Elle sentait des pulsations violentes battre sous son crâne. Le sang y circulait, lourd et épais. Un chiffon infect enfoncé dans sa bouche lui donnait envie de vomir à chaque appel d’air. Sa trachée était aussi rêche qu’un gant de crin. Elle voulut repousser le tissu répugnant avec sa langue mais n’y parvint pas.
Des sangles entravaient ses quatre membres. Elle était nue, plaquée contre une énorme cible sur pied, l’un de ces horribles articles de cirque sur lesquels on lance des poignards. Impossible de bouger, ses mouvements arrachaient tout juste une légère plainte au cuir des liens. Du fin fond de son désespoir, elle se voyait réduite à un grand X immobile.
La pièce tout entière était un véritable capharnaüm dédié au spectacle. Murs recouverts de fausses toiles d’araignées, masques d’Halloween et de Pierrot suspendus sur des miroirs déformants, malles débordant de costumes colorés. Autour, entassés sur le sol, des cartons remplis de briquets, d’allumettes, de pétards, de mortiers, de fusées, de feux d’artifice. Et, juste devant Manon, alignés sur des étagères, des tubes à essai, des fioles à moitié vides, des bocaux étiquetés : soude, phénol, acide nitrique, acide chlorhydrique, acide fluorhydrique.