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La jeune femme tenta de hurler. À peine le son de sa voix traversa-t-il le bâillon qu’un projecteur puissant vint lui éclabousser les rétines. Elle plissa les paupières, tétanisée. La brûlure oculaire était insupportable. Alors, elle se sentit pivoter sur elle-même. Son cri cessa dans l’instant, tandis que le sang affluait dans son cerveau, qui semblait se comprimer sous la boîte crânienne.

Puis la cible retrouva sa position initiale et la lampe s’éteignit, laissant place à la lumière diffuse d’une ampoule rouge.

Malgré la douleur, Manon parvint à s’accrocher à une dernière pensée : surtout, ne plus hurler, ni remuer. Car le moindre cri, la moindre impulsion déclenchaient un projecteur et un tour de roue.

Ne plus crier, ne plus crier, ne plus crier.

Des bruits de pas, quelque part. Au fond de la pièce.

Manon crut percevoir une forme monstrueuse se promener derrière les rangées de bocaux. Une silhouette qui avançait vers elle.

Soudain, elle vit un visage, des yeux, horriblement déformés par les verres convexes, les verres concaves, les liquides colorés des récipients.

— Nous y voilà, Manon…

Une voix grave, dure.

Le visage apparut alors nettement, en contrechamp. Qui était cet homme ?

En fait de monstre, elle ne découvrit qu’un type à l’air banal, assez jeune, nez droit, bouche fine et cernes de mauvais dormeur. Une physionomie qui ne lui disait absolument rien.

L’homme s’avança encore, posa ses doigts sur la gorge de Manon, et pressa lentement. La mathématicienne sentit sa respiration se bloquer. Ses joues s’empourprèrent, les afflux sanguins attaquèrent ses pommettes avant de venir enflammer ses prunelles. Sa vue se brouilla. En une fraction de seconde, des images se bousculèrent dans son esprit. Elle se revit suffoquer sur le carrelage, dans sa maison de Caen, se rappela l’haleine imprégnée de rhum, la langue venue lui lécher l’oreille, et ces chuchotements : « Eadem mutata resurgo, eadem mutata resurgo, eadem mutata resurgo. »

Il se tenait là, face à elle. L’incarnation du Mal. Le Professeur.

— Comme c’est curieux… constata Romain Ardère en relâchant la pression. C’est dans tes yeux que tout se passe, là, maintenant… Tu ne te souviens de rien sauf de ce jour-là, n’est-ce pas ? Tu te rappelles le jour où je t’ai étranglée, où je t’ai volé la mémoire… Et le phénomène s’est reproduit chez toi, il y a deux jours, quand tu as sorti ce flingue de nulle part.

Il lui caressa le visage.

— C’était il y a si longtemps… Plus de trois ans… Tu avais trouvé la spirale, tu étais devenue bien trop dangereuse pour nous. Trop acharnée. Alors, nous nous sommes réunis et nous avons décidé. Il fallait t’éliminer… Simuler un cambriolage, un truc à la mode dans ton quartier… Nous avons échoué, mais ce n’était pas bien grave, puisque tu étais quasiment devenue un légume. Du coup, tu as pu rester en vie, nous avons laissé tomber.

Manon détourna la tête, les mâchoires serrées. Ardère lui attrapa le menton et la força à le regarder, puis il glissa ses doigts sur le bâillon.

— Ne crie pas s’il te plaît, conseilla-t-il en ôtant le morceau d’étoffe. Sinon, je devrai te faire mal… Oh ! Suis-je bête ! C’est vrai que dans une minute, tu auras oublié mes ordres même si tu te concentres au-delà du raisonnable… Alors, dans tous les cas, je crois que je vais te faire mal.

Manon toussa à s’en déchirer les poumons. Elle n’entendait pas, elle n’entendait plus. Ce visage ! Ce visage ! Et sa gorge, qui lui brûlait comme si elle avait avalé une torche !

— Le… Le Professeur… réussit-elle à articuler. Vous êtes… le Professeur…

Il ricana.

— Le Professeur, le Chasseur… Quelle importance ? Appelle-moi comme tu veux.

Manon se cambra et hurla de toutes ses forces. La lumière blanche du projecteur vint aveugler ses grands yeux bleus. Le cuir des sangles pénétra ses poignets.

Rotation. Coulée de lave dans la tête. Retour à la position initiale.

Un homme, dans son champ de vision. Un inconnu.

— Ainsi, tu as réellement perdu toute notion de ce qui vient de se passer, dit-il. Amusant… On dirait qu’à chaque tour de roue, tu renais, identique à toi-même. Eadem mutata resurgo, tu te rappelles, Manon ? Serais-tu toi-même une spirale ?

Il effleura la poitrine nue de la jeune femme et suivit du bout des doigts la crête des scarifications.

— Nous qui pensions que tu pouvais représenter à nouveau une menace, que tu avais retrouvé l’ensemble de tes facultés… J’y ai vraiment cru quand je t’ai revue dans le métro. J’ai même eu peur que tu puisses identifier ce cambrioleur d’il y a trois ans, que… tu interrompes ma brillante existence ! Ça aurait été dommage, non ?

Manon chercha à faire abstraction de la situation. Elle focalisa toute son attention sur la conversation. Il fallait savoir. Savoir une minute, mais savoir quand même.

Savoir avant d’oublier.

— Vous… Vous étiez plusieurs !

Deux yeux d’un froid clinique la dévisagèrent. Le Chasseur s’empara d’un bocal de phénol, derrière lui, et le fit rouler entre ses paumes ouvertes.

— Tu sais, je vais vraiment m’amuser avec toi, ça va être…

Il palpa le sexe de Manon, les yeux mi-clos.

— … particulier. Je t’ai teinté les cheveux, il y a quelques heures, et tu ne t’en souviens même pas.

Il se délecta de la réaction de surprise de la jeune amnésique.

— Eh oui, te voilà rousse à présent, il n’y a que ces putes qui m’excitent… Sûrement à cause de cette couleur d’ambre, si proche de celle d’une flamme… Tu ne te rappelles pas non plus de ton petit séjour dans mon vieux four à pain. Ces jeux amusants, avec les brûleurs, la chaleur… Tu y es pourtant restée toute la nuit, couverte de capteurs me permettant de relever certaines de tes données biologiques ! Ton cœur, ta tension, tes sécrétions ! Tu t’es même uriné dessus, il a fallu te nettoyer ! Vilaine fille !

Manon secoua la tête, en pleurs.

— Non… Vous mentez…

— Oh non, je ne te mens pas ! Tu sais, les autres femmes, à ce stade, me supplient. Elles seraient prêtes à tout pour que je les épargne. Mais toi… Tu es… prisonnière de l’instant. Tu ne te demandes même pas où tu te trouves. Dans quelle ville ? Es-tu encore en France ? Est-ce qu’on te recherche ? Quand vas-tu mourir ? Et comment va ton frère ? Ce charmant Frédéric ?

— Frédéric ? Comment vous…

— Tiens… Voilà qui va être encore très intéressant…

Ardère sortit une photo de la poche de son jean et la planta sous le nez de Manon.

— Il faisait partie de « Nous » ! Ton frère ! Ton propre frère représentait un sixième du Professeur ! Il a tué la première victime ! François Duval ! C’est lui qui a lancé la machine ! Et qui a ordonné l’exécution de ta sœur !

Manon détourna le regard et poussa un cri déchirant, à la limite de l’évanouissement. Sur le cliché, Frédéric pendouillait au bout d’une corde, le poitrail rempli de calamars.

Flash dans les rétines. Tour de roue. Montée de sang. Elle se sentit partir, puis revenir. Un homme, dans son champ de vision, qui recouvrait ses mains de plusieurs paires de gants en latex.

— Ce sont les cinq autres qui ont libéré tout ça… cette étincelle enfouie en moi. En agissant, en voyant que je pouvais ôter la vie, ça a… Je ne sais pas comment te l’expliquer. C’est pire qu’une maladie, Manon, ce besoin de… voir la chair se rétracter sous l’effet d’une flamme, de renifler l’odeur de peau cramée ! Tu ne peux pas imaginer… As-tu déjà brûlé des insectes, puis des animaux plus gros ? T’est-il arrivé de prendre ton pied devant un appartement qui part en fumée ? J’ai suivi des études dans cet unique but : approcher le feu, l’apprivoiser grâce à la chimie, la thermodynamique, la mécanique des fluides. Comprendre comment il fonctionnait. Le maîtriser. C’est là-bas, à l’institut, que j’ai rencontré les autres. On se réunissait dans une grotte, pour défier le monde, pour… discuter d’autre chose… De choses interdites.