Il releva son pull, dévoilant un torse piqueté de cratères noirâtres.
— Après l’exécution de mon contrat, ils n’ont jamais su que j’étais devenu le « Chasseur ». Pour eux, je reste ce pauvre patron d’une entreprise de pyrotechnie, qui encapsule les mathématiques, la chimie et les lois de la gravité dans de stupides fusées. Mais tu sais, ils ne valent guère mieux. Nous nous prenions pour les meilleurs, mais nous n’étions rien. Juste de pauvres étudiants, virés sans scrupules, comme de vulgaires merdes !
— Vous…
— Ces brûlures, sur mon torse, je me les suis faites tout seul, voilà très longtemps. Je crois que… j’aurais fini par me détruire si… si le Chasseur ne s’était pas réveillé. Si je n’avais pas pu reporter cette violence sur les autres… J’en étais arrivé à l’envie de manger du feu ! Bouffer toute cette poudre, et m’embraser la gorge ! Tu imagines ?
— Vous… Vous êtes malade… Je vais vous…
— Me tuer, peut-être ? Tu en as toujours rêvé, n’est ce pas ?
Il dévissa d’un geste lent le couvercle du bocal. Manon s’était mise à gémir. Elle se mordait la langue pour ne plus hurler.
— Il y a tout de même une bizarrerie, Manon, quelque chose de vraiment troublant qui m’inquiète un peu. Nous pensions que ton frère avait voulu nous jouer un sale tour en tuant la vieille peau, dans ta région. Qu’il avait voulu… nous enfoncer… Peut-être soupçonnait-il que l’un d’entre nous avait cherché à te tuer, voilà trois ans. Peut-être ne supportait-il plus ce secret… Peut-être avait-il décidé de… de faire éclater la vérité, quitte à y rester, lui aussi…
Il plia méticuleusement une compresse en quatre et y versa du phénol. Une odeur de légume pourri envahit la pièce.
— Je… Je n’y comprends rien… dit Manon entre deux sanglots. Pitié… Ne me faites pas de mal…
— Mais le plus étrange, continua Ardère sans l’écouter, c’est que même au moment où je lui entaillais la poitrine, quand ma lame écartait sa chair, il continuait à nier. Il a nié jusque dans son dernier souffle.
Il reposa le bocal et s’avança, la compresse au creux de la main. Manon tournait la tête à droite, à gauche, et secouait convulsivement son corps, tirant sur les liens de toutes ses forces.
— Je crois que je me suis trompé, en définitive, confia-t-il en parcourant du bout de l’index les mystérieuses cicatrices. Ce n’est pas Frédéric qui t’a enlevée, qui a réveillé le Professeur. Mais l’un des quatre autres, même s’ils ont juré le contraire. Qui aurait intérêt à ramener un monstre du passé ? À remettre cela sur le tapis, au risque de tous nous compromettre ? Un traître se dissimule dans le groupe. Quand je me serai occupé de toi, je réglerai quelques comptes.
— Mon frère… Qu’avez-vous fait à mon frère…
Ardère verrouilla le système de rotation de la cible et débrancha le projecteur.
— Je suis impatient de voir comment tu vas réagir à ce type de douleur. Vas-tu oublier la raison pour laquelle tu gémis ?
Il lui engouffra le chiffon dans la bouche.
— Ça va être… jouissif. Et interminable !
Il approcha la compresse du visage de Manon, avant de soudain s’interrompre.
Un énorme fracas au-dessus d’eux.
Des bruits, des pas. Au rez-de-chaussée. Des cris. « Police ! »
Sans réfléchir, Ardère se rua sur la porte et la cadenassa.
En revenant précipitamment vers Manon, il renversa le bocal de phénol. Le produit se répandit sur son pied.
— Sale petite pute ! cria-t-il, les globes oculaires exorbités.
Il attrapa sa cheville en hurlant puis ses doigts se rétractèrent sur la chair de ses joues, qui se mirent à saigner.
Dans un geste de rage folle, il s’empara d’une bonbonne de soude et la propulsa sur le haut de la cible. Le verre se fracassa, libérant une substance liquide qui se mit à couler dans le dos de Manon. La jeune femme s’arqua à s’en rompre les vertèbres.
Des pas résonnèrent dans les escaliers. Une détonation violente explosa la poignée de la porte.
Le Chasseur se retourna et fonça vers une étagère qu’il fit basculer devant l’entrée. Dans un vacarme impressionnant, les récipients éclatèrent sur le sol. Une épaisse fumée blanche emplit l’espace. Un flic s’effondra, les jambes touchées par des jets acides.
Quand le brouillard se dissipa, laissant derrière lui des yeux larmoyants et un concert de toux, une dizaine de pistolets vinrent braquer l’individu assis dans un coin.
Il avait saisi une fusée autopropulsée et se l’était fourrée dans la bouche.
Le « calisson d’étoiles ».
La pierre de son briquet crépita une dernière fois.
47.
Jamais la pluie qui s’abattait sur les champs alentour ne laverait les drames sordides perpétrés des années plus tôt. Lucie regroupa ses mains au-dessus de son volant dans un grand souffle libérateur.
Tout était terminé.
Assise à côté d’elle, Manon considérait depuis leur départ la feuille de papier posée sur ses genoux. Sa tête lui faisait affreusement mal, ses yeux lui brûlaient. Elle essuya les perles qui roulaient sur ses joues et dit en gémissant :
— Non, pas Frédéric… Pas mon frère… Dites-moi que ce n’est qu’un mauvais rêve…
Lucie lui lança un regard où se mêlaient la lassitude et la compassion, la peine et le dégoût. Elle reprit une nouvelle fois :
— J’aimerais bien, Manon. J’aimerais tellement. Mais… il a fait partie du Professeur, de ceux qui ont commis le pire. Il va falloir vivre avec. Je suis sincèrement désolée…
Manon observa ses mains, ses longues mains tremblantes, qu’elle ne contrôlait plus, ses mains qui voulaient arracher, frapper, détruire.
— Non… Non… Non… répétait-elle.
Après une longue hésitation, elle baissa les paupières, inspira amplement et chiffonna le résumé des événements de ces dernières heures, cette escalade de démence absolue.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? s’étonna Lucie, qui avait mis un temps considérable pour tout rédiger.
Manon ouvrit la fenêtre et, dans un geste de désespoir, lâcha la boule de papier dans le vent.
— Mais Manon ! Pourquoi ? Pourquoi ?
— Pas Frédéric… Pas lui…
Elle agrippa ses cheveux et se mit à hurler :
— Comment voulez-vous que j’apprenne une chose pareille ? Que mon propre frère a… a fait assassiner ma sœur ? Que lui-même a tué ? Qu’on lui a ouvert la poitrine ? C’est… C’est au-delà de mes forces ! Personne ! Aucun être humain ne peut vivre ce que je vis ! J’aimais mon frère ! Et il m’aimait !
Lucie garda le silence.
— Mais dites quelque chose ! s’écria Manon, hors d’elle. Dites quelque chose !
La jeune flic sentit les larmes inonder ses yeux.
— Que veux-tu que je te dise ? Que tu as raison ? Que tu as tort ? Je… Bon sang Manon, je ne suis pas Dieu !