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Aux larmes s’ajoutait à présent le ton de la révolte.

— Ce n’est pas moi qui vais bâtir ton existence ! Qui vais te guider dans tes décisions ! D’un côté, tu as le choix d’ignorer ! Il suffit que tu notes quelques mots, qui peuvent tout changer. Apprendre que le Professeur était un assassin de la pire espèce, un déséquilibré, mort en se suicidant ! Que cette histoire s’est bien terminée, comme dans un bon film ! Qu’importe ! Tu aurais la conscience tellement tranquille !

Elle reprit son souffle avant de continuer :

— Mais de l’autre, tu as enfin la possibilité de connaître la vérité, de comprendre pourquoi ta sœur et tous ces pauvres innocents ont été assassinés. C’était ton but, non ? Voilà plus de trois ans que tu t’éreintes dans cette traque ! MemoryNode, tes cicatrices, tes recherches, tes nuits blanches ! J’ai failli y rester pour toi ! Me noyer, laisser derrière moi deux orphelines ! Tu imagines ?

— Je…

— Et aujourd’hui, tu peux connaître la vraie vérité, pas ta vérité, et tu la refuses ? C’est toi-même qui disais que les souvenirs font ce que nous sommes, nous donnent une raison de vivre ! Qui seras-tu Manon, si tu te fabriques un faux passé ?

Manon tenta de refouler ses sanglots. Tout se bousculait en elle, à une vitesse prodigieuse.

— Je… Je vis peut-être déjà avec un… un passé qui n’est pas le mien, bafouilla-t-elle, que je me suis fabriqué pour… que tout aille bien… J’évolue peut-être… dans une bulle… Tout ceci, ce qui gravite autour de moi n’a peut-être jamais existé. Je ne sais pas… Je ne sais plus…

Cette fois, Lucie ne rompit plus le silence. Le lent anesthésique de l’oubli allait de nouveau envelopper la jeune mathématicienne, la détacherait de la réelle valeur des choses. Elle n’en garderait aucun traumatisme, pas la moindre trace mnésique. Juste une sensation de vide, une impression somme toute tranquillisante. Qu’allait-elle devenir ? À qui se raccrocherait-elle, sans le soutien de son frère ? Continuerait-elle à traquer le Professeur, à tourner en rond, à vivre une histoire sans fin ?

Lucie éprouva la brutale envie de tout casser dans ce monde tellement déséquilibré.

Dans le faisceau des phares se dessina le contour d’un panneau routier.

« Caen, 129 km. »

— J’aimerais que vous m’accordiez une faveur, demanda Manon. Je voudrais faire un saut à Caen. J’ai besoin de voir ma mère…

Elle regarda Lucie.

— J’ai mal au crâne… Pourquoi j’ai pleuré ? Qu’est-ce que cela signifie ? Et vous ? Vos yeux en larmes ? Pourquoi ?

La flic soupira et s’essuya les yeux.

— C’est une longue histoire… Je te la raconterai plus tard…

Manon se mit à fouiller dans ses poches, la boîte à gants, les rangements latéraux.

— Mon N-Tech ! Où est-il ?

— Cassé… Il est cassé…

— Cassé ? Mais…

— Fais-moi confiance, dit Lucie avec tendresse. Tu sais que tu peux me faire confiance, tu sais ça ?

— Je… Oui, je sais… Alors, pour ma mère ? Elle nous préparera quelque chose, avant qu’on reprenne tranquillement la route ! Et puis, vous avez l’air franchement fatiguée. Je conduirai sur la fin du trajet.

— C’est que… Je suis… Je suis vraiment pressée de rentrer… Mes jumelles m’attendent…

— Ah, vos jumelles ! Oui, je sais. Vos petites filles…

Lucie avait envie d’exploser, de crier que Marie Moinet croupissait sous terre, que sa maison avait été vendue. Que Manon aurait dû apprendre la mort de sa mère, malgré la souffrance, les efforts nécessaires pour le faire. Qu’on ne peut pas garder que le meilleur. Car c’est le pire qui régule une vie, qui forge l’existence et rend les êtres forts.

— Je comprends… fit Manon. Ce n’est pas grave… Je reviendrai avec Frédéric. Ça doit faire longtemps qu’on n’est pas allés lui rendre visite.

Et elle continua à poser des questions, et Lucie à répondre sans entrain. Manon ne se rappelait même plus de l’arrivée de Turin sur l’enquête, de leur route commune vers Bâle, moins encore qu’il avait profité d’elle. Tout était perdu, évanoui quelque part. Un jour, d’autres Turin débarqueraient dans sa vie… Et tout recommencerait… La spirale…

Sans trop savoir pourquoi, Lucie songea au jeune Michaël, frappé du syndrome de Korsakoff, dont la seule place restait, en définitive, l’hôpital psychiatrique. Là où il vivrait en sécurité, avait confié Vandenbusche. Manon, malgré son intelligence et toute sa volonté, finirait-elle un jour dans ce genre d’établissement, parmi les schizophrènes et les suicidaires ?

Abattue, démontée, Lucie décrocha néanmoins son téléphone qui vibrait sur le tableau de bord.

C’était Kashmareck.

Les quatre autres avaient été arrêtés.

C’en était fini du Professeur, pour toujours.

Et Manon constatait, en s’observant dans le rétroviseur central :

— C’est bizarre, cette coloration rousse… J’ai vraiment de drôles de goûts, parfois…

À Dunkerque, Clara et Juliette se ruèrent dans les bras de leur mère. Lucie, épuisée après une nuit blanche au volant, les serra contre elle, émue. Il s’en était fallu de si peu pour qu’elle se noie dans la grotte.

En début d’après-midi, sur le trajet du retour, les filles ne cessèrent de parler, de raconter les petites choses de leur vie. Lucie les écouta, leur répondit, mais alors que Lille se rapprochait, elle ne put s’empêcher de replonger progressivement dans ses pensées. Obsédée par la Chimère, elle redoutait de retrouver son appartement.

À peine s’était-elle garée devant chez elle qu’elle aperçut des étudiants en train de fumer sous le porche de l’entrée. Elle prit ses jumelles, une dans chaque bras, et avança dans le hall, la tête baissée. Rentrer, se cloîtrer, le plus vite possible. Ne pas avoir à affronter leurs regards. Pas maintenant. Tout tournait tellement en elle. Elle ne se rendit même pas compte de la présence d’Anthony dans le groupe.

Sans un mot, Lucie récupéra la nouvelle clé auprès de la concierge et s’enferma à double tour.

La vue du verre brisé, dans sa chambre, lui porta un coup supplémentaire au moral. Elle se précipita vers sa petite armoire, comme si, au fond d’elle-même, elle espérait un miracle.

Mais le meuble était bel et bien vide.

La jeune femme s’écroula sur son lit, tandis que Clara et Juliette retrouvaient leur chambre, leurs jouets, leur univers ludique. Si heureuses dans leur cocon.

Soudain, on frappa à la porte. Juste un coup. Lucie tourna lentement la tête, puis se leva, un mouchoir à la main. Elle ouvrit pour ne découvrir que le vide du couloir, s’avança, rejoignit les étudiants dans le hall, parmi lesquels elle reconnut Anthony, et demanda :

— Vous n’avez vu personne sortir ? Là, maintenant ?

Elle obtint le silence pour seule réponse. Après un échange de regards, l’un des garçons osa enfin :

— Non, personne n’est sorti…

Lucie serra ses deux poings.

— Vous allez me harceler comme ça longtemps ?

— Vous harceler ? Mais qui vous harcèle ici ? Ça ne va pas, madame ?

Elle partit à reculons, sans comprendre. Alors, ce coup sur la porte ? Juste un jouet qui tombe ? Une farce de ses filles ? Probable.

Dans sa cuisine, elle se versa un grand verre de jus d’orange qu’elle ne réussit même pas à avaler. Trop nauséeuse. Tout à l’heure, elle irait chercher Manon à l’hôpital et la raccompagnerait chez elle, impasse du Vacher. Tout promettait d’être vraiment compliqué. La mort de Frédéric… son implication dans les meurtres du Professeur… Les arrestations en série… Cette folie…