Mais Lucie faisait confiance à Vandenbusche. Il saurait prendre les bonnes décisions quant à l’avenir de sa patiente… La liberté, ou alors…
Ce soir également, Lucie obtiendrait les dernières conclusions de l’enquête. Savoir qui, parmi les quatre interpellés, avait enlevé Manon et tué Dubreuil. À moins qu’il ne s’agisse d’Ardère ou en définitive de Frédéric. Dans ce cas, le « pourquoi » resterait sans doute en suspens pour toujours.
Lucie inspira. Aux autres de trouver les réponses à présent. Son rôle s’arrêtait là.
D’un mouvement lent, elle fit tourner le jus d’orange sur lui-même, puis regarda longuement dans le vide. Tout à coup, elle posa avec fermeté le verre sur la table, se leva, se rassit, se leva de nouveau.
Une fois dans le hall, elle appela :
— Anthony ?
L’étudiant releva la tête.
— Oui ?
— Viens, s’il te plaît.
— Pourquoi ?
— Viens, dépêche-toi !
Il chercha un soutien dans les yeux de ses amis, qui détournèrent le regard. Alors il s’approcha, la démarche hésitante.
— Madame, écoutez… On a vu les policiers, chez vous. On sait que votre porte a été forcée, mais ce n’est pas moi qui…
— Peu importe si c’est toi ou un autre. Je veux juste te parler.
Le jeune homme suivit Lucie dans l’appartement. La vue des gamines dans leur chambre le rassura. Rester seul avec cette folle… Pas question…
Direction la cuisine. La flic ferma la porte donnant sur le salon.
— Vous pouvez pas laisser ouvert ?
— Assieds-toi…
Anthony obéit, les mains moites. Lucie s’installa sur une chaise en face de lui.
— Je sais que l’un de vous a volé le contenu de mon armoire. Que vous êtes tous au courant.
Anthony répéta, en baissant les yeux :
— Ce n’est pas moi qui…
— Peut-être, peut-être pas, qu’est-ce que ça change ?
La voix tremblante de Lucie fit place à un interminable silence. Anthony ne savait plus où se mettre. La jeune femme finit par reprendre :
— Je… Je ne veux pas que vous racontiez des bêtises. Alors, je vais te dire la vérité, que tu rapporteras aux autres. Je peux compter sur toi ?
Anthony acquiesça. D’un geste rapide du bras, il essuya la sueur sur son front.
Le silence, de nouveau. Lucie peinait à commencer son récit. Rouvrir la cicatrice, des années plus tard… Laisser affleurer son passé, sans fermer les barrières, sans rien refouler…
— Dans cette armoire se trouvaient deux échographies. Tu les as bien vues… Je me trompe ?
— Euh… J’ai vu celle de vos jumelles, mais…
— Ce n’étaient pas mes filles. Ces échographies me viennent de ma mère…
Anthony eut un léger recul de surprise.
— Votre mère ? Vous voulez dire que…
— L’une des deux jumelles, c’est moi… J’avais trois mois et je mesurais moins de dix centimètres… Et sur la seconde échographie, j’ai cinq mois… Mes membres avaient grossi. Tu as dû voir les petites mains, les doigts… la masse sombre du crâne, les os de la colonne vertébrale.
— Oui, oui, mais… c’est pas moi, je vous jure… Et puis j’y comprends plus rien. On croyait que c’était un troisième enfant sur l’autre échographie… Un enfant qui…
— Que j’aurais découpé en morceaux par exemple, et conservé dans un bocal, c’est ça ?
— Non, c’est pas ça… Mais il n’y a qu’un bébé sur cette échographie ! Où se trouve votre…
Anthony ne termina pas sa phrase, soudain frappé par l’évidence.
Lucie le regarda droit dans les yeux.
— Eh oui Anthony, entre le troisième et le cinquième mois ma jumelle avait disparu. Je l’avais purement et simplement… absorbée. J’ai dévoré ma sœur…
Elle se prit la tête dans les mains, incapable de continuer de parler. Elle revit la chambre d’hôpital, se rappela ces bandages, autour de son crâne, les visages des médecins, les sons, les couleurs, les odeurs écœurantes… Puissance de la mémoire… Manon avait tellement de chance, parfois, de pouvoir choisir.
Péniblement, elle chuchota enfin :
— Dans le petit récipient, il y a… une mèche de cheveux, deux ongles et… et trois dents, qui baignent dans un liquide verdâtre. Je les ai mélangés à du formol… On avait retrouvé tout ça sous mon crâne, à l’intérieur d’une excroissance, ce que les médecins appellent un kyste dermoïde intra-cérébral.
Anthony se sentait de plus en plus mal à l’aise. D’un geste hésitant, il plongea la main dans la poche de son jean.
— Euh… J’ai du mal à vous suivre… Vous voulez un Kleenex ?
— Non. Écoute-moi Anthony… Quand… Quand j’ai découvert la vérité, j’ai fait toutes les recherches possibles et imaginables… La majeure partie des kystes dermoïdes se forment très tôt, au stade embryonnaire… Ce qu’il se passe, c’est que… l’ectoderme, un feuillet externe de l’embryon dont, plus tard, dérivent divers éléments comme la peau, les cheveux, les dents, se trouve enfermé à l’intérieur d’autres tissus… Mais cet enfermement n’empêche pas l’ectoderme d’évoluer… Et cela entraîne l’accumulation de substances impossibles à évacuer. Elles constituent ce fameux kyste dermoïde… Généralement, il se développe dans l’utérus… Mais en ce qui me concerne, il… il a grandi sous la boîte crânienne… Les douleurs sont apparues à l’âge de la puberté. J’avais seize ans au moment de mon opération.
— C’est horrible ce que vous racontez… Des ongles, des dents, là, dans la tête ?
Lucie détourna le regard.
— Le pire, c’est que mon cas ne correspond pas vraiment à la définition traditionnelle du kyste dermoïde… La matière organique que l’on a sortie de mon crâne n’était pas la mienne… La vérité, c’est qu’une partie de ma jumelle avait continué à grandir, à se développer en moi, alors que je l’avais avalée…
— Ce n’est pas possible !
— Si, c’est possible… J’ai fait des tests ADN de ce kyste, il y a des années. Les dents, les ongles, les cheveux…
Elle inspira.
— Cet ADN n’était pas le mien… Je suis ce que la science appelle une Chimère, Anthony. Une Chimère… Je suis responsable de la mort de ma propre sœur.
L’étudiant ne savait plus comment réagir. Cette histoire était une abomination. Il dit cependant :
— Vous savez, quand j’ai vu votre bocal, j’ai cru que… Je sais pas… Que vous aviez fait des trucs bizarres, genre magie noire, ou vaudou. Que vous aviez tué l’un de vos propres enfants, et gardé les restes… Un peu comme le drame de ces bébés congelés. Mais là… vous n’étiez même pas née, c’est pas de votre faute ! C’était juste un accident !
Lucie esquissa un petit sourire triste. Elle se leva et dit :
— En tout cas, toi et les autres, vous devez me rendre ce qui m’appartient… Il est temps que je coupe le cordon. Que je me sépare de ma jumelle. Pour toujours…
Anthony se leva à son tour et recula de sa démarche maladroite vers la porte de la cuisine, sans quitter la jeune femme des yeux. Il resta là quelques secondes, avant de s’enfuir, les épaules baissées.
Dix minutes plus tard, Lucie ramassait une boîte fermée devant sa porte d’entrée.
Les squatteurs, dans le hall, avaient tous disparu.
Elle s’isola dans la salle de bains et posa le carton sur le bord du lavabo. Avec une douleur infinie, elle sortit alors les échographies et le bocal, ces traces venues hanter ses nuits depuis l’adolescence et qui l’avaient transformée en un être solitaire et incompris.