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Elle avait tant à donner, à partager. Tellement d’amour. Et elle n’avait jamais pu. À cause de ça.

Les yeux en larmes, la jeune flic tourna le robinet, hésita une dernière fois, et fit basculer le contenu du récipient qui glissa contre l’émail avant de disparaître définitivement.

La Chimère venait de mourir.

L’avenir s’ouvrait, enfin…

Épilogue

Manon avait retrouvé son appartement sans aucune émotion particulière. Tout s’était résumé à une simple série de gestes minutieux dictés par la mémoire procédurale. Enfoncer la clé dans la serrure, la tourner, entrer, et la poser à son emplacement, dans une coupelle, à proximité du téléphone. Finalement, rien pour elle ne semblait vraiment différencier ce jour d’un autre, sauf peut-être la perte de son N-Tech. Selon la jolie flic aux boucles blondes qui l’accompagnait, il était cassé.

La jeune amnésique relisait à présent les consignes notées sur une des feuilles de papier qu’elle ne lâchait pas des mains depuis son retour chez elle.

« Faire confiance au lieutenant de police Lucie Henebelle, ouvrir la panic room, saisir la combinaison du coffre, récupérer les mots de passe, allumer l’ordinateur, se connecter au serveur de MemoryNode et charger la sauvegarde sur le nouveau N-Tech. »

— Vous voyez, dit-elle fièrement à Lucie en se dirigeant vers la lourde porte de métal. Impossible de me voler la mémoire. J’ai été extrêmement prudente.

Elle pianota sur le digicode et se retourna. Face au regard étonné de Lucie, elle expliqua :

— J’avais appris quelques numéros par cœur avant mon accident. Alors dès que je vois qu’il faut taper un code, je les essaie. Vous savez, je ne laisse personne pénétrer ici.

— Après ce que nous venons de vivre toutes les deux, je vais me permettre d’entrer quand même.

Sans comprendre à quoi Lucie faisait référence, Manon la laissa néanmoins passer devant elle. Les deux femmes s’engagèrent dans la caverne hermétique couverte de papiers, d’articles, de clichés…

Rapidement, Lucie se perdit dans les formules mathématiques, les déductions alambiquées, les faits historiques, les indications personnelles… Autant d’idées qui, l’espace de quelques minutes, avaient habité Manon avant de venir tapisser ces murs.

Avec calme, dégoût aussi, la flic se dirigea vers les photos des victimes et se mit à les décrocher une à une.

Manon se précipita sur elle et la repoussa violemment.

— Que faites-vous ? Ne touchez pas à ça !

Dans un long soupir de résignation, Lucie répondit :

— Regarde tes notes… Tout est terminé… Le Professeur n’existe plus…

Manon se plongea nerveusement dans ses feuilles et redécouvrit les phrases qu’elle avait elle-même inscrites de sa petite écriture fine.

« … Romain Ardère, directeur d’une société de pyrotechnie, a été abattu par une équipe de police que j’accompagnais. Il est mort sous mes yeux… »

Suivaient des pages et des pages d’un récit hallucinant qui racontait dans le détail comment Manon avait d’abord découvert la tombe de Bernoulli, puis la grotte de l’île Rouzic et les scalps carbonisés des victimes. Comment elle avait alors prévenu Lucie Henebelle qui, grâce à des cheveux et des poils retrouvés sur place, avait pu faire analyser l’ADN de l’assassin et remonter sans problème jusqu’à lui, Ardère étant évidemment fiché dans le FNAEG[11].

Une version digne d’un épisode des Experts.

Manon avait passé sa matinée à rédiger ces fausses explications à partir des données obtenues par le professeur Vandenbusche auprès de la police. Quand Lucie était venue chercher la jeune amnésique à l’hôpital, le neurologue lui avait expliqué qu’il approuvait sa patiente. Selon lui, elle avait « choisi sa vérité », et si elle pouvait, grâce à cela, vivre heureuse malgré la part sombre de son histoire, c’était le plus important.

Manon releva la tête et expira longuement.

— Il faut absolument que je mémorise cela ! Je vais tout enregistrer, tout apprendre par cœur ! C’est terminé Lucie ! Grâce à vous ! Je me sens tellement… Je ne sais pas, c’est inexplicable. J’ai le sentiment d’une grande paix intérieure. Ma sœur a enfin obtenu vengeance…

Elle attrapa la main de Lucie et la serra très fort. Un signe de gratitude que la flic accepta à contrecœur.

Manon avait refusé d’affronter la réalité et décidé de vivre dans une bulle, dans un monde à des années-lumière de la crasse terrestre. Alors, toujours sur le papier, Frédéric était parti précipitamment travailler en Australie, dans une entreprise internationale qui fabriquait des puces RFID[12], il garderait un pied-à-terre à Lille, et leur mère avait décidé de le rejoindre pour y couler une retraite tranquille. Tous deux allaient s’installer dans la baie de Port Phillip. Un conte de fées. On aurait presque dit la fin d’un roman.

Et tellement d’autres mensonges… Mais se mentir à soi-même sans en avoir conscience, était-ce toujours un mensonge ?

Combien de temps tiendrait-elle ainsi ? Qui enverrait des réponses à ses courriers vers l’Australie ? Qui continuerait à remplir les trous pour que tout se passe bien ? Pour qu’elle ne finisse pas dans un hôpital psychiatrique, comme Michaël ? Qui ? Vandenbusche ? Au fond, pouvait-on lui donner tort ? De quel droit s’autoriser à juger ? Manon conservait le souvenir de la chaleur de sa mère, de son frère. Elle ne vivait plus qu’au travers de ces seules perles de bonheur. C’étaient les derniers éléments qui la raccrochaient réellement à la vie. Alors, pourquoi les détruire par l’annonce d’un décès ? Pourquoi les rendre douloureux ?

Après tout, personne ne pouvait se mettre à sa place.

Peu à peu, elle allait retrouver ses habitudes, à nouveau tourner dans son bocal de poisson rouge. Donner à manger à Myrthe, ranger ses vêtements dans des casiers, poser son peigne à droite de sa brosse à dents, aller à Swynghedauw faire des siestes, en suivant les grosses flèches grises dans les couloirs de l’hôpital. Et, peut-être, s’inventer un autre objectif, pour combler le vide de cette traque qui n’existait plus. Chercher une autre motivation. Se donner l’impression d’être utile…

Manon se dirigea vers son coffre-fort, qu’elle ouvrit sans problème.

— Je possédais déjà ce coffre longtemps avant mon amnésie. J’y stockais des documents confidentiels. Cette combinaison-là, elle est toujours restée en moi, comme mon passé. À l’intérieur, on trouve une dizaine de mots de passe qui me servent à verrouiller mon N-Tech et à accéder au site dentech MemoryNode.

Manon s’installa devant son ordinateur, déjà relié par un câble USB au nouveau N-Tech que Vandenbusche lui avait donné le matin à l’hôpital. Elle ouvrit un navigateur Internet et se connecta à un serveur distant.

— L’une des premières choses qu’on apprend à Swynghedauw ! Accéder au serveur de MemoryNode ! Il contient la dernière sauvegarde du N-Tech.

— Je sais. Ton neurologue m’a expliqué. Tu vas pouvoir récupérer ta mémoire dans ton nouvel engin. Et… y ajouter les derniers événements, le happy end… Ta mère et ton frère en Australie, le Professeur abattu…

Sur l’écran, une longue liste de dossiers apparut, avec différentes dates.

— Plusieurs sauvegardes ? s’intéressa Lucie en s’approchant.

Manon fronça les sourcils.

— Étonnant, en effet. Je pensais qu’il n’y en avait qu’une seule. Que chaque sauvegarde écrasait la précédente. Il faut dire que je n’utilisais jamais l’application dans ce sens, celui de la récupération de données. Enfin, je crois. J’en sais rien, en fait.

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11

Fichier national automatisé des empreintes génétiques.

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12

La radio-identification, le plus souvent désignée par le sigle RFID (de l’anglais radio frequency identification), est une méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance en utilisant des marqueurs appelés « radio-étiquettes » (« RFID tag » ou « RFID transponder » en anglais).