— Des dizaines de sauvegardes… Depuis janvier 2006… Donc quasiment depuis le début de MemoryNode…
Manon téléchargea la dernière sauvegarde d’avril 2007 sur son PC. Elle saisit ensuite un autre code de sa liste servant à ouvrir le dossier et à décrypter son contenu. En quelques secondes, les données s’affichèrent : photos, notes, sons.
— Je n’ai quasiment rien perdu ! se félicita-t-elle en synchronisant son N-Tech. La sauvegarde date du 24 ! Une chance, non ? Avec mes observations écrites, il y a moyen de tout réparer ! Clore définitivement l’affaire Professeur. Ah ! Lucie… Je me sens si bien…
Lucie resta interloquée. Si des données avaient été effacées du N-Tech, l’avaient-elles été des sauvegardes précédentes ? Personne ne pouvait être au courant pour ce système, hormis Vandenbusche… En fouillant suffisamment loin dans le passé, ne pouvait-on pas retrouver l’origine des cours d’autodéfense, des cours de tir ? L’histoire de ce Beretta ?
Pour la période de juin 2006, un seul dossier, daté du 25. La flic pointa son doigt sur l’écran.
— Dis, Manon, tu peux télécharger ce dossier ? J’aimerais bien voir en particulier tes notes du 4 juin.
— Pourquoi ? La monotonie de mon existence vous intéresse ?
— Le 4 juin 2006, tu gravais un message sur un rocher de l’île Rouzic… « 4/6/2006. Ai tourné des heures et des heures. Rien. Il n’y a absolument rien. MM » Je veux comprendre ce qu’il s’est passé…
— L’île Rouzic ? Qu’est-ce que vous… Qu’est-ce que tu racontes ?
— Fais-moi confiance… S’il te plaît…
Manon s’exécuta… pour constater qu’elle se trouvait effectivement en Bretagne la journée du 4.
Elle plissa les paupières et dit :
— Tu vois l’icône, là ? Il y a un enregistrement audio de dix-huit minutes.
— Ouvre-le, demanda Lucie.
Elles se mirent toutes les deux à écouter. Manon racontait avoir dormi dans la maison de Trébeurden, seule, avant qu’Erwan Malgorn ne la dépose sur l’île…
« … Six heures que je tourne sur Rouzic… La spirale de Bernoulli n’a mené nulle part… L’image de l’île est fidèle à mon souvenir, quand je venais avec Frédéric… Côte déchiquetée, falaises impraticables… Rien à découvrir ici, strictement rien… La nuit tombe… Rentrer à Trébeurden, puis chercher encore demain… Il faut impérativement trouver quelque chose… Primordial… C’est primordial… »
L’air inquiet, Manon se retourna vers Lucie et demanda :
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Je l’ignore.
Le lieutenant de police fit glisser la souris sur les jours suivants : courts enregistrements, notes, rendez-vous, clichés inutiles… Rien d’anormal.
Puis, le dernier jour, le 25 juin 2006, trois semaines après l’aventure sur l’île Rouzic, de nouveau un enregistrement plus long : « J’ai beau fouiller et fouiller. Reprendre toutes mes déductions. Plus rien n’avance. Cul-de-sac. Tout ne peut quand même pas s’interrompre ainsi ! Les spirales, mes cicatrices, Bâle, Bernoulli. Je ne trouve pas la faille, l’erreur du Professeur. Et pourtant, elle se cache là, sous mon nez. J’ai fait fausse route, forcément. Le Professeur m’échappe… Je dois tout reprendre à zéro… La traque doit continuer, à tout prix. »
Lucie fronça les sourcils.
— Juillet… Installe-moi une sauvegarde de juillet !
— Je vais essayer… Mais franchement, je ne te suis pas…
Manon cliqua sur une autre icône et lança le décryptage.
— D’accord, commenta la flic, d’accord… Chaque dossier reprend l’intégralité du N-Tech, depuis le début. En juillet on doit donc retrouver les données de janvier à juillet 2006…
Dans cette nouvelle sauvegarde, elle se déplaça sur le mois de juin. Au 4, précisément…
Plus rien. On ne parlait plus de l’île Rouzic, ni de Trébeurden, ni de spirales. Même chose pour les jours d’après. Rien sur l’état d’anxiété de Manon, ni sur son désespoir.
Tout avait été effacé entre juin et juillet.
Lucie sentit sa gorge se serrer, une horrible intuition venait de l’envahir. Quelque chose d’inimaginable.
Elle demanda à Manon de télécharger depuis le serveur toutes les sauvegardes sur le disque dur. Cela prit plus d’une demi-heure. Assise dans un fauteuil, la jeune amnésique finit par s’endormir d’épuisement.
Alors, Lucie se mit à fouiller dans les fichiers.
Et elle comprit. Le monde lui sembla s’écrouler autour d’elle. Ce qu’elle venait de lire lui paraissait inconcevable.
Son intuition avait malheureusement été la bonne.
Elle leva des yeux tristes vers Manon et lança :
— Mon Dieu… C’est toi… C’est toi qui as tout effacé…
Manon se réveilla soudain. Brusque panique avant de voir sur ses feuilles : « Faire confiance au lieutenant de police Lucie Henebelle… » et le descriptif de la jeune flic.
— Comment ? Effacé quoi ?
— Tu te forçais à repartir de zéro à chaque fois que tu étais bloquée… Tu voulais te donner l’illusion de continuer à avancer, de t’approcher du Professeur…
Pour te sentir vivante, tu ne pouvais pas t’arrêter. Tu n’avais que… que cet objectif… Le retrouver…
Lucie cliqua sur une sauvegarde d’octobre 2006 et déclencha un enregistrement. On y entendait clairement la voix de Manon :
« 18 octobre 2006… Vide… Je me sens vide et inutile. Abattue. Abattue est plutôt le terme. Envie de parler, de hurler, de partager. Mais il n’y a personne. Juste cette île. Ce rocher. Et mon N-Tech. Alors je raconte. Je raconte tout ce qui me pèse sur le cœur, pour que tout ceci reste. Mon Dieu… Je suis déjà venue ici… Le 4 juin, il y a quatre mois ! C’est gravé là, en face de moi. Mon écriture. J’ai les doigts posés sur les lettres en ce moment même et il s’agit bien de mon écriture. Ce n’est pas possible… J’ai déjà foulé ces plages, ces galets, escaladé ces rochers. Une note écrite ce matin sur mon N-Tech dit qu’Erwan Malgorn s’est souvenu de m’avoir déjà amenée ici. C’était bien en juin dernier. Juin 2006, comment est-ce envisageable ? Il n’y a rien dans mon N-Tech ! Rien non plus avant juin qui parle de Bâle, de la tombe de Bernoulli, de la spirale ! Je réfléchis… Quelqu’un a tout effacé… Forcément… Et j’ai peur de ce que j’ai pu faire… Parce que ce quelqu’un, j’ai l’intime conviction que c’est moi… Je me sens capable d’avoir agi ainsi… Alors maintenant que faire ? Rentrer ? Rentrer et tout abandonner ? »
Manon paraissait hypnotisée par le son de sa propre voix. Lucie cliqua sur d’autres onglets.
— Dans les notes précédentes, tu racontes que tu t’es rendue à Bâle avec ton frère. Je te cite : « Frédéric m’a aidée à me scarifier dans le cloître, à côté de la tombe de Bernoulli. Mais ni lui, ni moi ne comprenons le sens du message sur mon ventre. À quoi cela rime-t-il ? » Malgré cette interrogation, tu as fini par comprendre qu’il fallait superposer la spirale à une carte de France. Frédéric n’a rien pu faire pour t’en empêcher. Alors, tu as décidé de te rendre seule en Bretagne. Tu as écrit : « Je ne veux pas impliquer Frédéric dans cette histoire plus qu’il ne l’est déjà. J’irai là-bas en cachette. »
D’un geste paniqué, Manon leva son chemisier, y lut le nom du mathématicien suisse et s’écria :
— Arrêtez vos bêtises ! Vous délirez !
— Je n’invente rien Manon, tout est inscrit noir sur blanc dans tes vieilles sauvegardes. Dans les notes suivantes, après ton second échec sur l’île Rouzic, on te sent dépressive. De nouveau, tu t’aperçois que tu n’arrives plus à progresser, que tu tournes en rond, que tu n’y parviendras jamais sans aide. Cela t’obsède, jour et nuit. Et c’est là que… sur Internet, tu tombes sur de vieux articles qui racontent mon enquête sur la « chambre des morts »…