Manon écoutait sans bouger, écrasée par le poids de ces révélations. Lucie poursuivit :
— Tu apprends que j’habite Lille, que je suis lieutenant de police à la brigade criminelle, que la psychologie des tueurs en série me fascine… Du pain bénit pour toi. Je suis celle qu’il te faut pour t’assister, t’aider à traquer le Professeur. Une femme… Une femme parce que tu ne fais plus confiance aux hommes, tu te sens trop vulnérable… De nouveau, tu supprimes tout concernant Bernoulli, Rouzic, et tu prends une autre voie. Une voie bien plus sombre. Tu vas commencer par me suivre, me photographier à mon insu. Et c’est là que tu vas mettre en place ton idée diabolique !
— Non, non. Ce n’est pas possible…
— Tu le sais, n’est-ce pas ? Tu sais au fond de toi que tu étais prête à tout pour arriver à tes fins. Tu ne t’en rappelles pas, mais tu le sais ! Puisque tu l’as fait !
— Fait quoi, bon sang ?
Lucie regarda Manon droit dans les yeux. Tout paraissait soudain si cohérent. Si logique, en définitive. Elle continua :
— Si tu n’arrives pas à aller au Professeur, alors il suffit que le Professeur vienne à toi… Il suffit de réveiller la police, de relancer l’affaire grâce à un bon pigeon ! Moi, en l’occurrence !
— Vous… Vous dites n’importe quoi ! Comment osez-vous ?
— Regarde ce que j’ai retrouvé ! Un mémo qui décrit avec une précision chirurgicale l’ébauche de ton scénario ! Et des descriptions comme celles-là, il y en a des tonnes et des tonnes, qui s’affinent au fur et à mesure qu’on s’approche de l’acte ultime : le meurtre de Dubreuil et cette simulation d’enlèvement ! Tu veux voir comment tout a germé dans ta propre tête ? Comment tu t’y es prise pour contourner ton amnésie, et même pour l’utiliser comme une force ?
Affolée, tremblante, Manon fit un pas en arrière.
— Allons-y ! s’exclama Lucie. Je sais que tu vas oublier, mais je veux que tu saches ! C’est si facile d’oublier ! De ne garder que le meilleur ! D’avoir la conscience tranquille !
Elle se mit à lire :
— « … Première étape : trouver une arme. Dénicher le bon contact, grâce à Internet. Une fois en possession du revolver, le cacher au-dessus de l’armoire de la chambre, et déclencher une alerte dans le N-Tech à la date du 25 avril 2007. Car c’est là que tout s’accélérera, au lendemain de l’acte… Comme j’aurai oublié la raison de la présence de ce revolver, je devrai impérativement le garder sur moi en permanence. Cette arme me permettra de me défendre s’il remonte jusqu’à moi. Et je pourrai le surprendre, le regarder dans les yeux, et lui fourrer le canon dans la bouche.
Deuxième étape : s’inscrire à des cours de tir et d’autodéfense. Même raison : pouvoir me défendre.
Troisième étape : le problème du nautile. La piste pourrait être remontée si je m’en procurais un dans un magasin de pêche. Hors de question, également, de partir à l’étranger. Reste la solution du cap Blanc-Nez. On y décroche des ammonites très facilement. L’identification de la spirale par le légiste ne devrait pas poser de problème. La police fera alors le rapprochement entre nautile et ammonite et le fait qu’il s’agisse du Professeur ne laissera plus aucun doute.
Quatrième étape : apprendre tout ce qui existe aujourd’hui en matière de police scientifique. Chaque jour. Afin d’éviter les erreurs.
Cinquième étape : la strychnine. Se la procurer assez tôt. De nuit. Les vieux hangars des fermes en regorgent encore.
Sixième étape : l’organisation de la « chose ». Inventer une énigme mathématique suffisamment corsée pour que personne, sauf moi, ne comprenne. Je deviendrai ainsi un élément essentiel, incontournable, de l’enquête. On aura besoin de moi. Dieu merci la vieille sadique est encore vivante. Alors ce sera elle. Sans hésitation. Elle mérite de mourir. Elle le mérite, elle le mérite vraiment. Je dois me persuader de cela Toujours. Je penserai aux enfants martyrisés quand il faudra affronter son regard.
… Reste à savoir de quelle façon j’entrerai dans l’enquête sans que cela paraisse suspect… Atteindre cette Lucie Henebelle. Et m’arranger pour qu’elle ne puisse plus me lâcher. Me rendre indispensable. »
Lucie était ébranlée. Elle releva lentement le front.
— Plus on avance dans les notes, fit-elle, plus on voit à quel point tu peaufines ton plan. Le moindre détail est organisé, analysé, disséqué… Question préméditation, on doit battre des records… Le pire c’est que tu as réussi à faire tout ça sans rien apprendre, sans rien mémoriser. Simplement avec des alarmes et des rappels que tu lisais à chaque fois.
— Non, non. Je n’ai pas fait une chose pareille. Vous… Tu dis n’importe quoi !
Manon se mit à tourner dans la pièce comme un lion en cage, faisant crisser ses ongles contre les murs.
— C’est ça ! cria Lucie. Cherche à fuir, à oublier comme tu l’as déjà fait tant de fois ! Mais je ne vais pas m’arrêter ! J’irai au bout ! Tu te rappelles, la maison hantée de Hem ? Ces décimales ? Eh bien, c’est toi qui les as peintes ! Écoute bien ce que tu as écrit : « Je peindrai de la main gauche afin qu’on ne puisse pas identifier mon écriture. » Mais plusieurs fois tu as oublié, alors tu as noté quelques décimales de la main droite… Ces chiffres se trouvent dans ta machine, il y en a des pages et des pages ! Combien de temps y as tu passé ?
Lucie se leva brusquement et continua :
— Tu suis purement et simplement les instructions laissées dans ton organiseur, comme s’il s’agissait d’une notice, sans savoir où ceci va te conduire. Tu te fais confiance, voilà tout… Tu te rends à tes cours de tir, d’autodéfense. Tu achètes régulièrement des allumettes par petites quantités. Tu vas au cap Blanc-Nez pour y décrocher l’ammonite avec un burin ramassé dans l’un des appartements de Frédéric. Tu progresses avec MemoryNode, qui te rend plus forte, plus autonome, et tu parviens même à devenir l’égérie de N-Tech. Ce qui sera pour toi un atout supplémentaire. Tout s’enchaîne à la perfection. Bien évidemment, tu agis dans le secret. Ni ton frère, ni Vandenbusche ne connaissent tes plans. Ton système de mots de passe est très efficace, et personne, sauf toi, n’a accès à tes informations. Tu vas plusieurs fois à Rœux, endroit que tu connaissais dans ton enfance, tu pars aussi repérer la cabane de chasseurs à Raismes cinq, dix fois, pour t’assurer que personne ne la squatte. La veille de ton pseudo-enlèvement, tu peins cette fameuse énigme : « Ramène la clé. Retourne fâcher les Autres. Et trouve dans les allumettes ce que nous sommes. Avant 4 h 00 », tu déposes de la corde sur place, ainsi que les milliers d’allumettes.
— Arrêtez ! Arrêtez de raconter n’importe quoi !
— Je ne dis pas n’importe quoi ! Tu veux lire ? Tu veux lire toi-même ce que tu as noté ? Approche ! Affronte la vérité !
Manon se plaqua contre le mur, les larmes aux yeux.
— Non ! Non !
— Dans la dernière sauvegarde que tu as effectuée avant le crime, tu détailles clairement chaque heure, chaque minute de ton projet infernal. Le matin, tu t’es rendue au lac Bleu, tu t’es garée « à côté des six arbres disposés en cercle », tu es passée par les fourrés, tu as enfilé des gants, un bonnet, tu as frappé à la porte, sachant que Dubreuil ouvrirait sans difficulté à une jeune femme d’apparence inoffensive. Puis tu as agi comme le Professeur… Une imitation parfaite. Dans ton N-Tech, il n’y a rien qui décrive tes gestes. Avais-tu des instructions sous le nez quand tu tuais la vieille ? Ou alors, y es-tu allée à l’intuition ? Qu’as-tu ressenti durant la mise à mort ? De la colère, tant cette sadique te dégoûtait ? Combien de fois m’as-tu confié qu’elle méritait son sort ?